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Battre aux rythmes de la ville

Penser les saturations

adresser une réponse au besoin de respirer

Membre du collectif à l’origine de deux ouvrages invitant à la réflexion sur les rythmes et les saturations des villes et de nos quotidiens, Luc Gwiazdzinski encourage au travers de cet entretien, à nous questionner sur les modes de fabrique des villes pour adresser une réponse à la désaturation des territoires et des individus.

Luc Gwiazdzinski, avec Manola Antonioli, Guillaume Drevon, Vincent Kaufmann et Luca Pattaroni, forment le collectif à l’origine des ouvrages « Saturations » et « Manifeste pour une politique des rythmes » publiés respectivement en 2020 et 2021.

Sur-Mesure : Vos différents ouvrages traitent du sujet des saturations dans nos rythmes de vie, nos environnements, nos sphères publiques et privées, etc. Qu’entendez-vous par « saturations » ?

Il suffit de surveiller les messages de nos ordinateurs ou smartphones qui n’acceptent plus davantage de données ou s’inquiéter des appels à l’aide des médecins hospitaliers. Le terme « saturation » est omniprésent dans nos vies quotidiennes et en dit beaucoup sur nos sociétés et nos modes de vie.

Avec d’autres, j’ai cherché à développer une approche chronotopique et rythmique des villes et des territoires comme mode de lecture et d’écriture, mode de recherche et clé d’action.

En tant que chercheur, j’ai rencontré très tôt ces questions de temps sociaux et de rythmes de vie, dans mes travaux sur la ville 24h/241 ou sur la colonisation de la nuit2, puis aussi en tant qu’acteur des politiques temporelles. Avec d’autres, j’ai cherché à développer une approche chronotopique3 et rythmique des villes et des territoires comme mode de lecture et d’écriture, mode de recherche et clé d’action. La saturation constatée4 des espaces, des temps et des « parts de cerveau disponibles » m’a conduit vers le besoin d’une approche rythmique associant la mesure mais aussi le ressenti. Les conseils des chronobiologistes ont fini de me convaincre : « sans rythme, pas de vie ».

La saturation peut également être abordée comme un indicateur de moments limites pour les individus, les organisations et les territoires.

La saturation correspond généralement au sentiment d’« être saturé » ; d’« être rassasié de ce dont on a eu en abondance ou écœuré par ce qu'on a dû subir de façon excessive »5. La définition dépasse la question de l’encombrement spatial pour englober les discours et représentations de la fabrique métropolitaine : elle englobe l’espace mais aussi le temps et l’attention.

La saturation peut également être abordée comme un indicateur de moments limites pour les individus, les organisations et les territoires ; à ce titre, elle est souvent perçue de manière négative comme expression de trop-pleins et de l’intensification des rythmes. Mais au-delà des « moments aliénants », il existe aussi des « moments émancipateurs » où elle est recherchée comme intensification et complexification.

SM : Qu’est-ce qui permet de déterminer l’existence d’un état de saturation ? Quelles sont les dynamiques qui conduisent à ces saturations ?

Dans nos travaux, nous avons identifié plusieurs états de saturation qui correspondent à différents domaines. Il existe entre-autres les saturations :

  • « fonctionnelles » qui parlent de congestion des réseaux matériels et immatériels,
  • « attentionnelles » qui débouchent sur des situations de « désorientations » cognitives individuelles et collectives,
  • « spatiales » qui ouvrent à des situations « d’étouffement »,
  • « rythmiques » qui entraînent des sentiments de stress et des formes « médiales » qui correspondent au trop plein de significations.

Ces saturations sont liées à de nombreux facteurs parmi lesquels l’urbanisation, la mondialisation généralisée, le développement des technologies de l’information et de la communication, les nouveaux modes de vie ainsi que l’accélération telle que décrite par Hartmut Rosa6, mais aussi à notre difficulté d’arbitrer entre différentes activités et sollicitations.

SM : Si la saturation semble relever d’un système, de prédispositions indépendantes du libre arbitre de chacun, comment agir pour la décélération ?

La saturation fait partie de ces phénomènes hypermodernes et paradoxaux. On la condamne d’un côté mais on y participe de l’autre. Sans lumière pas de nuit mais trop de lumière tue la nuit. C’est une question d’équilibre.

La réflexion sur la saturation oblige à dépasser une pensée binaire. Elle nous a fait glisser vers une réflexion sur les rythmes au sens de « manière de fluer » qui permet de penser dans le même temps le plein et le vide, l’ordre et le désordre, ou encore le bruit et le silence. La pensée du rythme n’est pas une pensée du ralentissement ou de l’accélération. Il s’agit plutôt de réfléchir à la manière de vivre ensemble, de trouver le bon rythme (« eurythmie ») d’éviter les conflits et de chercher à concilier rythmes individuels et collectifs (« idiorythmie » de Roland Barthes).

Les politiques publiques doivent imaginer une « rythmanalyse », d’autres stratégies du quotidien et d’autres répartitions entre les espaces privés et publics [...] pour contribuer à l’émergence d’un « urbanisme des temps et des rythmes » que je défends depuis des années.

SM : Comment les politiques publiques devraient-elles agir afin de maîtriser ces saturations et ces rythmes ?

Dans l’idéal, il s’agirait de ne pas se laisser soumettre aux pressions de l’économie et à leurs formes spatiales et temporelles, en laissant la place à d’autres manières d’occuper nos territoires et nos existences. Contrairement aux bâtisseurs classiques qui remplissent et densifient, les artisans de la fabrique de la ville doivent changer de paradigme pour apprendre à laisser une place pour les temps d’arrêt, les vides, le silence, la vacance et l’ennui. Ce travail repose sur une prise de conscience personnelle et collective.

Les politiques publiques doivent imaginer une « rythmanalyse »7, d’autres stratégies du quotidien et d’autres répartitions entre les espaces privés et publics, entre la vitesse et la lenteur, l’ordre et le désordre. Cette dynamique doit accompagner de nouvelles politiques publiques inclusives qui prennent en compte les temps sociaux et les rythmes pour contribuer à l’émergence d’un « urbanisme des temps et des rythmes » que je défends depuis des années.

La saturation crée aussi une ouverture : la possibilité d’autre chose, une brèche dans la continuité aliénante.

SM : Cependant, est-ce que cet urbanisme des temps et des rythmes peut voir le jour dans un contexte de métropolisation à marche forcée de certains territoires ?

Souvent associée à la densité, la saturation renvoie naturellement à la ville et aux formes de la métropolisation8. En observant « l’outre-ville », on constate également une occupation de plus en plus importante des espaces, des temps et de l’attention par les acteurs de l’économie et les médias. Paradoxalement, certaines politiques publiques comme l’urbanisme « tactique » ou les discours de renouvellement de « la ville sur la ville » peuvent contribuer à cet effet de saturation. Cet urbanisme, étalé dans l’espace et dans le temps, s’opposant aux rythmes naturels, n’est sans doute pas soutenable pour la ville et ses individus. Une réflexion globale et prospective des besoins nous obligerait à réinterroger le long terme : des équilibres et des rythmes sont à trouver à différentes échelles.

Chacun doit avoir la possibilité de trouver « le » rythme qui lui convient sans contrarier les rythmes des autres. Beaucoup de vies se construisent dans les allers-retours entre des espaces saturés et des espaces plus lâches, dans l’intermittence et l’alternance.

SM : Quel est alors le point de rupture, notamment pour certains territoires en déclin, entre redynamisation et saturation ?

La frontière est mince entre le fourmillement, censé être un signe de bonne santé d’une agglomération, et la saturation qui serait plus problématique. Le point de rupture varie pour chacun et correspond à la limite entre le supportable et le dégoût : c'est l'instant juste avant d'exploser. Cette limite n’est pas la même pour tous mais c’est sur cette frontière que l’on peut parler de saturation, avec des risques pour la santé physique et mentale mais aussi avec la possibilité d’autre chose. En ce sens, la saturation crée aussi une ouverture : la possibilité d’autre chose, une brèche dans la continuité aliénante.

SM : Dans un contexte où de nombreux citadins rêvent de calme, tandis que, paradoxalement, le marketing territorial vante toujours davantage le dynamisme et l’attractivité des villes, comment trouver l’équilibre ?

La réponse n’est sans doute pas dans le choix entre calme d’un côté et agitation de l’autre mais dans un rythme au sens de « manière de fluer ». Chacun doit avoir la possibilité de trouver « le » rythme qui lui convient sans contrarier les rythmes des autres. Beaucoup de vies se construisent dans les allers-retours entre des espaces saturés et des espaces plus lâches, dans l’intermittence et l’alternance. On peut chercher des solutions en travaillant sur la polyvalence des espaces et l'alternance des activités sur une échelle de temps.

Depuis le début de la crise sanitaire, trois figures territoriales dotées de rythmes exemplaires semblent néanmoins émerger dans les discours : la « ville moyenne » tout d’abord, le « quartier », ainsi que « l’espace rural » ou la « campagne ».

SM : Est-ce qu’il existe aujourd’hui des territoires où l’exemplarité des rythmes est possible ? Est-ce que le visage, réel ou fantasmé, des villes moyennes en est un ?

La crise sanitaire a mis en relief la qualité de vie comme élément central des attentes de nos concitoyens9 mais il n’y a pas de rythme exemplaire pour l’ensemble des individus : l’appréciation varie en fonction des âges de la vie, du moment de la journée, de la situation professionnelle ou familiale, de l’humeur du moment.

Depuis le début de la crise sanitaire, trois figures territoriales dotées de rythmes exemplaires semblent néanmoins émerger dans les discours : la « ville moyenne » tout d’abord, le « quartier », ainsi que « l’espace rural » ou la « campagne ». En France, la figure de la ville moyenne a souvent été au cœur d’un rêve d’équilibre et de qualité de vie. Avec la pandémie, elle est à nouveau au centre des attentions : certains élus imaginent déjà accueillir des cadres fuyant le stress des métropoles à la recherche de qualité de vie, s’imaginant « télétravailleurs » dans un paysage verdoyant.

Les prochains mois pourront nous confirmer si les figures du « village urbain » ou de la « ville moyenne » correspondent ou non aux nouvelles attentes en termes de rythmes de vie.

Celles et ceux qui rêvent de campagne doivent mesurer que les rythmes d’aujourd’hui ne sont plus les temporalités archaïques fantasmées, et pour celles et ceux sans emploi qui s’y installent, l’isolement peut devenir pesant. Peu de gens rêvent de vivre et mourir au village et, malgré les discours sur le local, le droit à la mobilité reste une demande très ancrée.

Aux cœurs des métropoles, le quartier - parfois qualifié de « village urbain » - se réinvente aujourd’hui comme une « ville des courtes distances ». Grâce aux indicateurs des agences immobilières et des politiques publiques autour de la ville du quart d’heure, les prochains mois pourront nous confirmer si les figures du « village urbain » ou de la « ville moyenne » correspondent ou non aux nouvelles attentes en termes de rythmes de vie.

La saturation vécue et perçue a donné des envies d’après et d’ailleurs, qui riment souvent avec espace et temps personnel retrouvé, qualité de vie et lâcher-prise.

SM : L’année qui vient de s’écouler a en effet profondément bousculé nos rythmes quotidiens. Comment avez-vous analysé ces phénomènes à l’aune de vos recherches ?

Le confinement nous a obligés à adopter de nouveaux rythmes de vie et a changé nos rapports à l’espace et au temps, tout en construisant de nouvelles hiérarchies de valeurs. La contrainte a suscité de nombreuses réflexions existentielles sur le besoin de « donner du temps au temps » (Cervantes). Cette prise de conscience s’est faite dans un contexte où la saturation s’est rapidement imposée dans nos quotidiens.

La saturation vécue et perçue a donné des envies d’après et d’ailleurs, qui riment souvent avec espace et temps personnel retrouvé, qualité de vie et lâcher-prise. Le confinement a entraîné une inversion des saturations en les faisant passer de l’extérieur à l’intérieur de nos appartements : de refuge de l’intimité et du bien-être, le logement est devenu le théâtre du stress et de la saturation alors que l’extérieur était la promesse du calme et du silence.

Les changements ne se sont pas arrêtés là. Lors du déconfinement, beaucoup de réponses ont été déployées dans l’espace public pour éviter qu’il ne se « re-sature ». Ainsi avons-nous assisté à une mise en valeur de « l’urbanisme temporaire », souvent qualifié de « tactique », pour éviter une nouvelle saturation des espaces urbains.

Au-delà de ces quelques signes annonciateurs de la politique des rythmes que nous appelons de nos vœux, c’est à nous de jouer : chacune et chacun d’entre nous peut devenir ces « creuseurs de trous » dans les permanences et continuités aliénantes.


  1. Gwiazdzinski L., 2003, La ville 24h/24 ? Editions de l’Aube. 

  2. Gwiazdzinski L., 2005, La nuit dernière frontière de la ville, Editions de l’Aube. 

  3. Drevon G., Gwiazdzinski L., Klein O., 2017, Chronotopies, Grenoble, Elya. 

  4. Collectif, Saturations. Individus, organisations et territoires à l’épreuve, 2020, Grenoble, Elya. 

  5. Dictionnaire Larousse. 

  6. Rosa, H., 2010, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte. 

  7. Bachelard, G., 1950, La dialectique de la durée, Paris, PUF. 

  8. Gwiazdzinski L., 2018, « Les métropoles à l’épreuve de la saturation. Pour une politique des rythmes », in Lageira J., Lamarche-Vadel G., 2018, Appropriations créatives et critiques, Sesto San Giovanni, Mimesis, pp.137-161. 

  9. Gwiazdzinski L., 2020, Petite lecture rythmique de l’archipel du confinement, Grenoble, PUG. 

Pour citer cet article

Luc Gwiazdzinski, « Penser les saturations », Revue Sur-Mesure [En ligne], mis en ligne le 01/04/2021, URL : https://www.revuesurmesure.fr/contributions/penser-les-saturations