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Reprendre place

pour la défense du commun

«S'il faut délibérer sur le gouvernement de la cité, chacun se lève pour donner des avis ». C'est ainsi que Socrate soutient dans le Protagoras de Platon que la politique est l'affaire de tous. Dans son ouvrage Reprendre place, le philosophe Mickaël Labbé réaffirme ce lien intime entre ville et démocratie, défendant un usage partagé des espaces urbains, contre la défiance et le repli sur soi.

Sur-Mesure : L’ouvrage pointe une architecture du quadrillage de l’espace, de la fermeture, de la mise à distance et même de l’isolement des villes, maintenant chaque individu à sa place sans autre forme d’interaction que la défiance et l’hostilité, une ville où « chacun est arrimé à sa place » pour reprendre les mots de Foucault1. En quoi l’architecture peut-elle avoir comme effet un phénomène d’immobilisation des citoyens ?

Mickaël Labbé: Selon moi, il y a une liaison intrinsèque ou structurelle entre une formation sociale et ses espaces. Autrement dit : entre le « nous » et le « où ». Une communauté ne se forme pas hors sol ni ne s’installe déjà toute constituée en des espaces indifférents ou neutres, qui n’auraient aucune incidence sur la manière même dont celle-ci se forme. Selon « où » nous prenons place, la forme du « nous » sera différente. La spatialité est une condition formelle essentielle du politique. Mais ce lien n’est pas à penser de manière mécanique ou déterministe. La manière dont l’architecture de la ville agit sur nous est en effet complexe et ne peut pas être comprise par un schéma cause-effet unilatéral. Ni pur effet, ni pure cause2. Les espaces urbains ont des effets réels sur les usages sans pour autant les déterminer de manière mécanique.

La logique de production de l’espace dans nos villes néolibérales a quelque chose de pathologique en empêchant que les espaces puissent contribuer à la formation d’un « nous » authentiquement urbain et démocratique

Sans aucunement céder au déterminisme spatial ni dénier toute efficacité à l’architecture des espaces urbains, il faut y voir une sorte de machine à effets de possibilisation ou d’impossibilisation. Certains espaces favorisent la rencontre, d’autres visent à la rendre impossible, à vous faire circuler le plus vite possible, à ne pas vous attarder… Or, à considérer la logique de production de l’espace dans nos villes néolibérales, force est de constater qu’elle a quelque chose de pathologique en empêchant que les espaces puissent contribuer à la formation d’un « nous » authentiquement urbain et démocratique, qui serait fondé sur d’autres valeurs que celles des rapports hiérarchiques de pouvoir ou des rapports économiques de la marchandise. En privilégiant ces deux logiques, la société se voit privée de la possibilité de faire un usage de ses espaces de sorte à construire de bonnes manières d’être ensemble. Par la mise en forme du « où », on peut donc agir sur le type de « nous » que l’on cherche à promouvoir. Mettre en forme un lieu, c’est exercer une puissance sur ce qui peut avoir lieu.

Sur-Mesure : L’architecture urbaine engage aujourd’hui la ville dans un rapport de défiance vis-à-vis des citoyens à travers ce que vous appelez l’« architecture du mépris » : peut-on dire que la ville crée des citoyens qui lui sont hostiles ? Peut-on mettre cela en lien avec la notion de « ville à défendre » qui est la vôtre ? Qu’est-ce qui est en danger exactement : le commun ?

Mickaël Labbé : En effet l’architecture de la ville néolibérale restreint drastiquement les possibilités d’une réunion sociale non hiérarchique et non marchande, c’est-à-dire les possibilités de faire un usage collectif, partagé et égalitaire de nos espaces. La ville ne saurait être traitée comme simple marchandise à valoriser dont certains pourraient s’estimer être les propriétaires. La ville n’est pas une chose que certains possèdent en en privant les autres. C’est là toute la différence entre posséder une chose et se l’approprier. C’est cette idée de la ville comme milieu de formation de la communauté sociale démocratique qu’il s’agit de défendre face aux attaques multiples qui la défigurent, aux tentatives de mise en forme purement technocratiques comme aux volontés de privatisation de l’espace urbain. Et c’est pourquoi, méditant les leçons de la ZAD, je propose de considérer nos milieux de vie urbains quotidiens comme des « zones à défendre ». Nous pouvons exister autrement que comme « isolés ensemble » (pour reprendre les mots de Guy Debord), dans nos ghettos respectifs.

L’hostilité des citoyens-habitants à l’égard de leur propre milieu de vie est ainsi en effet une pathologie de la démocratie spatiale, le symptôme d’une dépossession par rapport à leurs conditions objectives d’existence. De plus, cette « architecture du mépris » (les bancs anti-SDF ), adresse non seulement des messages d’hostilité à certains de ses usagers, mais produit un « nous » qui est celui de la défiance, de la séparation. Par-delà les questions techniques ou esthétiques, la question à laquelle toute forme d’intervention dans l’espace urbain devrait être redevable est la suivante : quelle vie sociale cherche-t-on à produire ?

Sur-Mesure : « Reprise », « combat », « révolte citoyenne » tous ces termes ne risquent-ils pas de nous enfermer dans une logique d’opprimés-oppresseurs ? Est-ce une posture pertinente pour les citoyens d’une démocratie ?

Mickaël Labbé: Mettre la conflictualité au cœur de la vie sociale, ce n’est aucunement dénier son caractère démocratique. Au contraire ! La démocratie, ce n’est pas le consensus mou, c’est la confrontation des points de vue, c’est la lutte pour la défense de la pluralité des manières de vivre. La démocratie, c’est le conflit. Mais le conflit entre des adversaires et non des ennemis.

Souscrire béatement au récit des dominants, ce serait renoncer à la démocratie. C’est pourquoi il faut conserver une dose salutaire d’esprit anarchiste

À mon sens, il serait naïf de ne plus reconnaître la structuration de la société entre dominants et dominés ou de méconnaître une certaine dose d’antagonisme et de séparation entre l’État et les citoyens ordinaires. La question « Qui a droit à la ville ? » est l’objet d’une lutte constante qui reçoit toujours déjà une réponse. Or, ce ne sont pas les habitants qui emportent prioritairement la mise, mais bien ceux qui sont en mesure de mettre en forme nos espaces selon leurs intérêts propres qui ne coïncident pas nécessairement avec ceux de la majorité des citoyens. Que pesons-nous dans les décisions qui concernent les espaces que nous arpentons au quotidien face aux investisseurs, à la municipalité, à l’État ? Et que pèsent certains usagers comme les SDF, les jeunes, les précaires, les banlieusards, les femmes, les migrants, les personnes âgées dans le cadre d’une mise en forme de la ville centrée sur les impératifs des classes créatives et de la logique traitant les espaces comme des marchandises à valoriser ?

Renoncer à poser ces questions, souscrire béatement au récit des dominants, ce serait renoncer à la démocratie. C’est pourquoi il faut conserver une dose salutaire d’esprit anarchiste et partir d’un principe de défiance à l’égard de l’État et de ses formes.

Sur-Mesure : Si pour Georg Simmel le citadin est caractérisé par son indifférence, les élans de solidarité, les envies de faire ensemble, de se retrouver ont pourtant émaillé ces derniers mois face à la crise sociale, économique, écologique et désormais sanitaire que nous vivons. Ce sont ces comportements qui contribueront à construire une « ville de la reconnaissance » accueillante et bienveillante ?

Mickaël Labbé : Comme Simmel l’a montré, les relations humaines au sein de grandes villes ont toujours été marquées par une forte ambivalence : l’indifférence ou le caractère blasé, s’ils sont des marques de la domination des rapports économiques quantitatifs, doivent également être conçus en termes positifs. Nos interactions ordinaires et banales (le bonjour mécanique), en apparence superficielles, sont le ciment indispensable de la vie sociale3. Cohabiter avec des gens que vous n’avez pas choisis et dont les opinions peuvent différer des vôtres : c’est cela l’expérience démocratique.

Un autre « nous » est déjà là, dans les plis des villes.

C’est sur cette ressource essentielle de la vie sociale ordinaire (bien plus que par les initiatives par le haut, qui ne sont pas inutiles non plus !) et de la cohabitation quotidienne que j’entends m’appuyer pour penser la possibilité d’une autre manière de faire et de vivre la ville. Nous l’avons vu dans certains mouvements sociaux récents, un certain nombre de nos concitoyens aspirent une autre manière de faire communauté que celle qui est véhiculée par la production de l’espace contemporaine. Sans parler des innombrables initiatives individuelles et collectives. Cet autre « nous » est déjà là, dans les plis des villes. L’architecture et les dynamiques municipales doivent permettre et amplifier, ce type de rapports sociaux et d’initiatives, plutôt que d’encourager la défiance et la séparation.

Sur-Mesure : Sortir de la logique capitaliste de faire la ville nous permettra-il de fabriquer des villes moins standardisées, de ne plus se promener à Sao Paolo comme on se promène à Vienne ?

Mickaël Labbé : Je le crois et je l’espère. Le traitement marchand des espaces, les logiques de branding qui réduisent la réalité des villes à une image de marque appauvrie, la métropolisation et la concurrence territoriale dans lesquelles nos villes sont engagées, le surtourisme ont abouti au résultat paradoxal d’une diminution de la pluralité du monde urbain. Si l’on considère les villes comme un monde bigarré d’écosystèmes singuliers, qui sont le fruit d’histoires et d’échanges à chaque fois situés, on a indéniablement assisté à l’équivalent d’un véritable écocide urbain.

Militer pour le droit à la ville, c’est proposer un projet qui consiste à faire la ville selon d’autres valeurs que celles du pouvoir et de l’argent

Bien plus, le milieu urbain est aujourd’hui omnipotent. La « métropolisation » ne désigne pas uniquement le développement des villes et l’étalement urbain, mais la reconfiguration de l’ensemble du territoire sous l’égide de la logique métropolitaine. C’est pourquoi la manière de faire les villes affecte également le milieu rural. De là les « campagnes en déclin », la misère des espaces périurbains mise en avant dans la révolte des Gilets Jaunes. Face à des grandes villes devenues à bien égards irrespirables, de nombreuses personnes aspirent aujourd’hui à vivre autrement, à quitter la ville. On assiste au développement de ce qu’on appelle un « droit au village ». Or la logique métropolitaine mutile également ces autres manières d’habiter. Le droit à la ville et le droit au village poursuivent en réalité les mêmes intérêts : plaider pour une reconfiguration du territoire, pour une autre manière de faire la ville qui puisse aussi permettre une coexistence véritable avec d’autres types d’espaces.

Militer pour le droit à la ville, c’est proposer un projet qui consiste à faire la ville selon d’autres valeurs que celles du pouvoir et de l’argent. C’est par exemple militer contre l’expansion urbaine, contre les discours de la ville-produit, plaider pour un ralentissement, pour le fait de réparer l’existant plutôt que de construire du neuf. Pourtant, rares sont ceux qui placent encore leurs espoirs dans un renouveau de la vie urbaine, tant elle semble source de tous les maux et vidée de tous ses possibles. D’où également toute une littérature qui nous permet de penser des alternatives à la vie urbaine et un retour à la nature.

Contre une opposition entre la nature et la culture, je dirais qu’en tant que nous sommes précisément des êtres naturels, les villes sont nos territoires, des parties intégrantes de nos écosystèmes. La ville, c’est aussi de la « nature »

Mais, deux faits sont à prendre en compte. Tout d’abord, plus de la moitié de la population mondiale vit aujourd’hui dans des villes, nous ne pourrons pas simplement abandonner ces espaces pour aller vivre ailleurs et laisser les plus démunis dans l’enfer urbain. Ensuite contre une opposition entre la nature et la culture qui est pourtant partout dénoncée, je dirais qu’en tant que nous sommes précisément des êtres naturels, les villes sont nos territoires, des parties intégrantes de nos écosystèmes. Ce sont des milieux vivants et partagés avec des non-humains, mais également avec un monde de choses et d’objets. Une forme d’exode hors des villes dans une hypothétique « nature » ou espace sauvage n’a donc pas réellement de sens : la ville, c’est aussi de la « nature ». Ce qui ne veut pas dire, encore une fois, que ce serait là le seul mode de vie possible ou désirable. Il faut donc à mon sens chercher à réinventer aussi la vie écologiquement mutilée dans les villes. Trouver des manières écologiquement plus soutenables d’y vivre malgré ou en raison même de la catastrophe. C’est là sans doute un défi quasi-impossible à relever mais également un formidable appel à l’imagination.

Sur-Mesure : Vous parlez de l’importance de renouer le dialogue entre l’architecture et la ville. Comment créer les conditions pour relancer cette « conversation amicale » et réaffirmer le caractère social et politique de l’architecture ? Pourquoi le métier d’urbaniste est-il peu mentionné dans votre ouvrage alors même qu’il mobilise davantage les sciences sociales, est-ce justement parce que ce métier a basculé dans l’ère du tout technique ?

Mickaël Labbé : Mon ouvrage, même s’il n’est pas toujours tendre, est un message d’amour en direction des architectes et de l’architecture. Je les côtoie et suis extrêmement conscient des difficultés qu’ils rencontrent, du malaise qui est parfois le leur, face à la dégradation des conditions d’exercice de leur métier. Par un mécanisme de défense, les architectes se sont recroquevillés sur une sorte de pré carré : celui de l’expertise technique et esthétique. C’est en un sens bien compréhensible, car la ville générique se fait aujourd’hui à la fois sans les architectes et contre l’architecture.

Toute décision spatiale engage une décision sociale, c’est cela qu’il s’agit de réassumer.

Pour ma part, et puisque nous avons désespérément besoin d’architecture, il faut contribuer à repolitiser cette discipline. L’architecture est avant tout une discipline sociale et politique, qui met en forme des conditions spatiales qui contribuent à la bonne vie sociale. Toute décision spatiale engage une décision sociale, c’est cela qu’il s’agit de réassumer. Il est vrai que je parle davantage des architectes que des urbanistes. Sans doute en regard de la nature intrinsèquement politique de l’architecture, de son caractère hautement synthétique. Sans nier les différences entre architectes et urbanistes, toute architecture engage un modèle urbain. En ce sens, il n’y a pas d’espace privé, mais seulement « différents degrés de publicité »4. Et tout modèle urbain met en jeu une vision de l’homme et de la société, de nos rapports aux autres, à la nature. En ce sens, l’architecture entendue en un sens large hérité de la modernité, est bien une science de l’homme.

Sur-Mesure : Comment faire en sorte que les initiatives pour reprendre la ville ne soient pas seulement des actions « en réaction » ou des expérimentations utopiques ?

Mickaël Labbé : C’est une question complexe. Les succès les plus visibles relèvent d’une forme de droit à la ville négatif ou défensif. Face à un projet d’aménagement, des collectifs d’habitants se rassemblent autour de la défense du lieu qu’ils partagent, pour empêcher qu’une intervention destructrice ne se fasse. Les formes d’un droit à la ville positif sont multiples, mais la difficulté que nous avons à les imaginer aussi clairement que les formes « réactives » que vous mentionnez, témoigne bien du degré de dépossession qui est le nôtre. On a beaucoup de mal à imaginer ce que pourrait être un espace nôtre !

Il n’est par ailleurs nullement dans mon intention de fournir un quelconque modèle. Il est évident que le droit à la ville est d’abord et avant tout porté par des groupes de citoyens-habitants. Qu’il s’agisse de la mise en place d’un jardin partagé, de l’investissement d’une friche ou d’un squat, voire tout simplement de la fréquentation réussie et pluraliste d’un parc ou d’une place, ce sont là autant de micro-réussites qui constituent pour moi l’essentiel. Une politique municipale ambitieuse ou des décisions d’aménagement judicieuses pourraient accompagner le développement de tels processus de bien des manières.

Sur-Mesure : Vous évoquez le SESC Pompeia5 comme exemple « d’une architecture de la reconnaissance ». C’est peut-être le premier exemple d’un tiers-lieu, terme très à la mode. En donnant accès à moindre coût, à des espaces d’activité aux associations, jeunes entreprises et artistes, l’urbanisme temporaire met au jour des besoins locaux non couverts, auxquels les projets urbains et immobiliers existants ne répondent pas. En ce sens, peut-on considérer l’urbanisme temporaire comme une manière de reprendre la ville, d’être une manière de créer un espace « nôtre » qui ne soit pas un lieu physique, une architecture, comme une manière de mettre le pied dans la porte de la fabrique traditionnelle de la ville ? Quelles peuvent-être les autres manières de concrétiser la pensée que vous nommez « alter-urbaine » ?

Mickaël Labbé : Le tiers-lieu est en effet à la mode. De là à n’y voir qu’un effet de mode, ou pire : une embrouille idéologique sophistiquée, il n’y a qu’un pas…Tout l’inverse du SESC de Lina à mon sens, qui résulte d’un engagement d’une force et d’une générosité absolument admirables. Une véritable architecture de l’égard, de la reconnaissance qui s’exprime avec une radicalité très éloignée des bons sentiments à la tiers-lieu, tout en permettant un accueil d’une douceur incroyable pour la vie quotidienne de publics réellement divers. Il y aurait beaucoup à en dire tant ce projet est magnifique.

Modifier un tracé, changer l’entrée dans un bâtiment peut permettre de retracer des relations urbaines dans un sens positif. Des choses infimes peuvent considérablement améliorer une situation donnée

En ce qui concerne la question de l’urbanisme temporaire, dans la perspective qui est la mienne, je ne fais pas de différence substantielle entre aménagements permanents et interventions plus limitées en termes chronologiques. S’il faut toujours avoir une vision globale de la situation urbaine et être parfaitement conscient des mécanismes à plus large échelle, pour qu’une initiative apparemment salutaire ne soit pas reprise comme un moyen de gentrification ultérieure (l’exemple de Barcelone est très bon à cet égard), je ne vois pas dans le caractère temporaire d’un projet une objection à sa réussite. Ce n’est pas parce qu’une chose est provisoire qu’elle n’aura pas d’effets profonds. Que l’on pense aux mouvements sociaux : leur arrêt ne signifie pas leur échec. De la même manière, le caractère matériel ou « objectal » (architectural) n’est pas toujours non plus décisif. Modifier un tracé, changer l’entrée dans un bâtiment peut permettre de retracer des relations urbaines dans un sens positif. Des choses infimes peuvent considérablement améliorer une situation donnée. Enfin, face aux impératifs écologiques qui sont les nôtres, l’idée de développer les structures réversibles, mobiles ou temporaires, moins lourdes en termes matériels et énergétiques, doit être encouragée. Comme vous le dites justement, on peut se servir de telles solutions comme d’excellentes portes d’entrée.

Sur-Mesure : Dans un récent article paru dans la revue Sur-Mesure, Valentine Tessier met en avant le rôle du droit comme un premier pas pour permettre à tous d’accéder à un véritable droit à la ville. Outre un cadre juridique prescriptif et la mise en place de formation des habitants dans le cadre de projets urbains, quels sont d’après vous les autres leviers à actionner pour réinscrire l’habitant au cœur du processus ? Comment redonner l’envie de participer spontanément à la fabrique de la ville, de s’approprier les espaces de la quotidienneté et par là d’exercer leur droit à la ville ?

Mickaël Labbé: La question du droit constitue l’un des lieux où la bataille pour le droit à la ville peut être envisagée de la manière la plus réaliste. Qu’il s’agisse d’inventer d’autres formes de propriété (car la question du foncier est fondamentale !), de budget participatif, de modèles de coopératives, d’œuvrer pour l’adoption de mesures contraignantes et limitatives aux ingérences des investisseurs privés, le droit est un champ de bataille essentiel. Et nous avons besoin de militants sur tous ces sujets, qu’il s’agisse de collectifs d’habitants, d’élus, d’experts, etc.

Il faut que la participation soit synonyme de possibilité d’appropriation réelle et non simplement d’un simulacre de consultation, de co-construction

Mais, au-delà du droit, la question des espaces urbains nous concerne tous et il est possible de peser davantage sur leur mise en forme. C’est là également une question d’activation des mécanismes de solidarité et de coopération qui sont érodés ou en sommeil. Les germes sociaux sont là mais, après des décennies de dépossession et de résignation, l’émergence d’une culture sociale sur ces questions prendra nécessairement du temps et ne se fera pas sous l’effet magique de modèles participatifs élaborés d’en haut. Il faut que la participation soit synonyme de possibilité d’appropriation réelle et non simplement d’un simulacre de consultation, de co-construction. Car il ne faut pas confondre les causes et les effets : inutile de se plaindre de ce que les gens ne participent pas assez, dès lors que la participation n’est pas rendue désirable. Ce qui est le plus admirable, c’est que dans les conditions qui sont les nôtres, de nombreux citoyens continuent malgré tout de s’intéresser à leur ville !
Enfin, il ne faut pas être trop idéaliste : la majorité d’entre nous n’a aucune envie d’être un militant permanent ni de tout politiser dans son existence sur un mode dramatique. Comme si vivre c’était manifester en permanence.

Sur-Mesure : Y-a-t-il une « bonne » échelle pour reprendre la ville ?

Mickaël Labbé : C’est d’abord celle des lieux où nous sommes, notre immeuble, notre rue, notre quartier. Ensuite, notre ville. J’ai bien conscience des limites et des difficultés auxquelles se heurtent une telle « relocalisation du politique ». Le local semble insuffisant, parce qu’il est systématiquement enrégimenté dans des processus mondiaux sur lesquels il n’a que peu de prise et qui pourtant agissent puissamment sur l’ensemble des espaces urbains. En même temps, comment changer ce système apparemment sans dehors sans partir de quelque part ? D’autant plus si l’on a quelques doutes sur l’idée d’un bouleversement général et systémique. Encore une fois, dans l’optique assez « déflationniste » qui est la mienne, l’objectif est d’abord et avant tout d’œuvrer à la reprise en main des espaces nôtres, pour tenter d’être ensemble d’une manière plus saine et démocratique.


Pour citer cet article :
Mickaël Labbé, « Reprendre place, pour la défense du commun», Revue Sur-Mesure [En ligne], 05| 2020, mise en ligne le 9/05/2020, URL : http://www.revuesurmesure.fr/issues/reprendre-la-ville/reprendre-place


Notes :


  1. Foucault M., (1975) « Le panoptisme » in Surveiller et punir, Gallimard. On peut compléter cela avec l’évocation aux dernières pages de l’ouvrage du plan de Paris mis en ordre, « où toutes choses semblables sont réunies », dont Foucault se sert pour illustrer son idée de « ville carcérale ».  

  2. C’est là ce que Foucault avait remarquablement mis en avant dans un entretien avec Paul Rabinow intitulé « Espace, pouvoir et savoir ». 

  3. Jane Jacob, Il faut beaucoup de choses banales pour produire du non-banal, disait-elle.  

  4. Selon les mots de l’architecte brésilien Paulo Mendes da Rocha.  

  5. Construit de 1977 et 1986, ce centre social dessiné par Lina Bo Bardi à Sao Paulo, par l’hybridité de sa programmation est un exemple de prise en compte des besoins des citoyens (vie quotidienne, des loisirs, économiques).