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Battre aux rythmes de la ville

Plaidoyer pour une architecture mémorielle à Singapour

le Golden Mile Complex

Dans le rythme effréné des démolitions-reconstructions de Singapour, des repères symboliques de la ville disparaissent. Parmi ceux-ci, les collectifs résidentiels de l’architecture moderniste, intimement liés à l’histoire du pays né en 1965. Cependant, des alternatives sont possibles : voyage dans la mémoire collective singapourienne à travers une proposition fictive.

Avant propos

À Singapour, l’architecture des collectifs résidentiels des années 1960 et 1970 est une espèce en voie de disparition. Entre processus de développement urbain rapide, considération minime de l’héritage de l’architecture d’après-guerre et manque d’entretien ou de rénovation qui rendent les immeubles insalubres et inadéquats : les menaces viennent de différents fronts. Des voix commencent à s’élever contre la politique de tabula rasa qui fait disparaître un à un les immeubles collectifs historiques de Singapour. Parmi elles, celle du jeune architecte et illustrateur Jerome Ng Xin Hao qui milite contre le rythme effréné d’une construction qui écrase sur son passage tout un pan de l’histoire du pays et de sa mémoire collective. Son projet, "Metabolist Regeneration of a Dementia Nation1 dessine une alternative à la destruction d’une icône de l’architecture métaboliste, le Golden Mile Complex. Rencontre.

En tant qu’illustrateur et jeune architecte, qu’est-ce qui vous a conduit à vous emparer du sujet de la réhabilitation dans une perspective mémorielle ?

Alors que j’étais à Londres pour finir mes études d’architecture à la Bartlett, une série de bâtiments des années soixante-dix fut démolie à Singapour. Quand je rentrais d’Europe de temps en temps, il m’arrivait ensuite de me perdre. Je n’avais plus mes repères. Singapour est d’ailleurs connue pour être une ville qui change extrêmement vite : Pearl Bank Apartements , l’un des premiers condominiums de la ville, et Dakota, l’un des plus vieux ensembles de logements publics, sont deux immeubles résidentiels manifestes de l’architecture moderniste ayant disparu, respectivement en 2018 et en 2020 malgré les appels lancés pour leur conservation. Il y a aussi eu, dans les mêmes années, la destruction du Rochor Center, un immense ensemble datant de 1977, reconnaissable entre tous à ses couleurs arc-en-ciel. Des icônes de notre ville étaient réduites à néant et je vivais cette perte depuis Londres. Il nous a tous semblé que le suivant sur la liste risquait d’être le Golden Mile Complex, un immeuble mixte résidentiel et commercial construit par DP Architects en 1973 dans le mouvement métaboliste. J’ai décidé d’en faire un sujet d’études que j’ai soumis au prix Red Dot.

Ces immeubles modernistes dont je parle forment, littéralement, les fondations sur lesquelles Singapour s’est construite

Il faut bien se rappeler que Singapour fut créée en 1965. Dans les années 1970, le gouvernement commença à construire massivement des logements publics2. C’est à cette période que le pays s’est développé pour devenir ce qu’il est aujourd’hui. Ces immeubles modernistes dont je parle forment, littéralement, les fondations sur lesquelles Singapour s’est construite. Ils incarnent à la fois un courant de pensée urbain et architectural, et un moment de notre histoire : l’ambition et l’aspiration d’une nation alors nouvellement indépendante. Les habitants qui y vivaient ou qui y vivent encore pour les immeubles qui sont encore sur pied, comptent beaucoup de personnes âgées. Certains y sont restés vingt ou trente ans… et même sans y être habitant, chacun a quelque chose qui le relie à l’un de ces lieux. Détruire ces immeubles, c’est laisser les gens avec quelques photos et des souvenirs.
Réhabiliter – et c’est tout l’objet de mon étude conceptuelle – ne revient pas seulement à conserver un patrimoine, c’est aussi relier la communauté et partager une histoire.

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Qui plus est, l’architecture de ces immeubles historiques a été pensée pour créer des liens sociaux entre leurs habitants, avec une large place donnée aux parties communes, à des activités en pied d’immeubles (locaux d’associations de voisinage, équipements, commerces parfois, etc.) et à l’ouverture sur la ville. Les constructions résidentielles d’aujourd’hui, quant à elles, sont quasiment toutes des coquilles vides, sans communauté : ce que nous appelons ici des « cookie cutters »… Un certain nombre d’architectes commencent à exprimer leur désapprobation.

“Metabolist Regeneration of a Dementia Nation” parle de la manière dont la mémoire ancienne et la mémoire récente doivent être pensées ensemble dans les dynamiques de développement urbain

C’est ce qui est en jeu dans le projet-fiction de réhabilitation "Metabolist Regeneration of a Dementia Nation" ?

Oui. Nous, les Singapouriens, voyons les changements constants de notre ville comme quelque chose de normal, quelque chose d’inévitable même. Je pense cependant qu’il y a des symboles auxquels nous devons nous accrocher, que nous devons défendre. “Metabolist Regeneration of a Dementia Nation” parle de la manière dont la mémoire ancienne et la mémoire récente doivent être pensées ensemble dans les dynamiques de développement urbain. Il en va de notre identité.

L’objectif de ce projet était de fédérer, de recueillir le soutien des Singapouriens pour sauver les lieux emblématiques de cette architecture qui a forgé une époque, particulièrement les ensembles résidentiels où c’est finalement l’intime qui est engagé. Imaginez ces logements détruits, des résidents contraints à la relocalisation qui regardent leur maison rasée. Cela peut entraîner un sentiment fort de perte, voire de la désorientation, surtout chez les personnes âgées.

Quelles sont les idées structurantes que vous défendez pour la réhabilitation du Golden Mile Complex ?

L’une des premières idées que j’ai soumises a été l’introduction d’un void deck. Littéralement « plateformes vides », ce sont des espaces ouverts, construits au pied des ensembles de logements publics historiques de Singapour. Concrètement, c’est un rez-de-chaussée collectif pour un ensemble d’appartements. Leur ouverture est rendue possible par une série de colonnes qui soutiennent la structure de l’immeuble. Il s’agit d’un élément architectural propre à Singapour3. Inauguré par le Housing Development Board dans les années 1960 - 1970, on peut considérer qu’ils font le lien entre les kampongs historiques et le développement des immeubles de grande hauteur qui devaient les remplacer4.

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Les void decks sont communément utilisés par les habitants pour des activités collectives mais ce sont aussi des espaces de passage, de fraîcheur et de pause. Leur caractéristique, leur nombre conséquent et leur accessibilité publique les relient intrinsèquement au caractère multiculturel de Singapour, donnant lieu à une multitude de récits personnels5. Vous pouvez y voir un mariage malais d’un côté et un enterrement chinois de l’autre. Les void decks sont une entreprise sociale en soi qui vise à générer des valeurs communes dans un espace local dédié à la communauté et permettre la construction d’une identité propre à un quartier. On peut arguer qu’ils représentent à la fois un condensé de la culture singapourienne et un objet de débat plus large, qui dépasse les limites spatiales, relatif au cadre politique et socio-culturel singapourien.
Malheureusement, les void decks ont aujourd’hui tendance à disparaître des nouveaux projets de logements publics.

Dans cette vision alternative, on ne sauverait pas simplement le Golden Mile, on permettrait aussi d’intégrer d’autres éléments patrimoniaux menacés du paysage urbain singapourien

Pour en revenir au Golden Mile Complex, au-dessus de ce rez-de-chaussée ouvert, j’ai ré-imaginé la partie résidentielle en composant avec des éléments anciens et nouveaux. Il y a, par exemple, beaucoup d’adaptabilité dans le projet : en ce sens, il s’inspire clairement des progrès actuels de l’architecture contemporaine. Tout en conservant la structure métaboliste autant que possible, j’ai aussi imaginé des pavillons vernaculaires typiques des kampongs au sein d’un jardin, lui-même conçu comme un second void deck à mi-hauteur du bâtiment. Dans cette vision alternative, on ne sauverait pas simplement le Golden Mile, on permettrait aussi d’intégrer d’autres éléments patrimoniaux menacés du paysage urbain singapourien.

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Enfin, dans l’un de mes dessins, il y a un lieu que j’ai appelé le « paradis mémoriel ». Il est dédié aux patients atteints de démence. Ils y vivraient sereinement dans une atmosphère connue, composée d’éléments d’architecture historique. C’est à la fois, bien sûr, une métaphore du projet et une référence au mouvement des dementia villages qui a émergé aux Pays-Bas. Le « paradis mémoriel » est un échantillon de Singapour avec tous ses souvenirs oubliés et ses bâtiments détruits re-fabriqués ici, créant une bulle qui les garderait intactes pendant que le monde dehors continuerait d’évoluer trop vite.

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Cette proposition, c’est le prototype d’un autre aménagement possible pour de futurs développements et pour la conception architecturale à Singapour. Une proposition qui permettrait à d’anciens et de nouveaux résidents de construire une mémoire commune, tout en donnant de l’espace au passé pour respirer. Le film d’animation que j’ai conçu documente une série de résidents du Golden Mile nous exhortant tous à résister aux structures de pouvoir qui conduisent nos souvenirs urbains à être trop facilement effacés.

Il y a quelques semaines était annoncé que le Golden Mile ne sera finalement pas détruit. Pensez-vous que ce soit un tournant pour la régénération urbaine et la conservation de l’architecture des années 1960-1970 en particulier ?

Je pense en effet que les travaux et la mobilisation de DoCoMoMo Singapour ont joué un rôle crucial. La création de la branche singapourienne de cette organisation mondiale pour la préservation de l’architecture moderniste est très récente. Elle a rapidement permis de soulever des échanges sur la manière dont Singapour pourrait conserver et réhabiliter des immeubles emblématiques de cette époque, comme c’est déjà le cas pour ceux de l’époque coloniale, tout en maintenant le développement qui lui est si particulier.

Si vous voulez conserver quelque chose, il doit nécessairement y avoir derrière des retombées en termes de tourisme ou de commerce.

Dans ce débat sur la réhabilitation réside notamment la question de l’authenticité, dans des métropoles marquées par un fort renouvellement urbain. C’est un sujet complexe : à la fois lié aux processus de conservation et de développement, aux sensibilités personnelles, aux modes de vie, à la marchandisation de l’espace urbain, au tourisme de masse ou encore à la muséification de nos villes. Qu’en pensez-vous ?

C’est une question particulièrement intéressante dans le contexte singapourien. Singapour est une ville capitaliste. Tout ici est relié au profit. Vous voulez conserver un lieu : qu’est-ce que le pays va en tirer ? Si vous voulez conserver quelque chose, il doit nécessairement y avoir derrière des retombées en termes de tourisme ou de commerce.

Prenez l’exemple du quartier historique de Tiong Bahru. C’est une partie centrale de la ville, aujourd’hui totalement gentrifiée. Ma grand-mère y a longtemps habité. À cette époque, Tiong Bahru était un authentique quartier résidentiel dont certains immeubles dataient des années 1930. L’immeuble de ma grand-mère, BoBo Tan, fut l’un des premiers à faire l’objet d’une procédure dite "en bloc" de démolition-reconstruction.
Au même moment, Tiong Bahru a été reconnue comme une zone à conserver. Or, cette conservation est clairement tournée vers le profit. Dans les bâtiments classés, les étages supérieurs sont préservés mais les rez-de-chaussée changent constamment, envahis de nouvelles boutiques et de cafés branchés qui furent longtemps des habitations.

Je ne peux pas vous dire si le quartier tel qu’il est aujourd’hui est authentique ou s’il ne l’est plus. La ligne est difficilement traçable, mais je dirai que les conséquences de cette transformation dépassent largement l’intention de conservation. Et parmi ces conséquences, il y a sans aucun doute des effets de destruction et d’exclusion.

Quels sont vos prochains projets en lien avec les enjeux mémoriel et collectif à Singapour ?

J’ai récemment collaboré avec Lapis Studio, une agence de conservation dirigée par les conservateurs Ho Weng Hin et Tan Kar Lin. Nous avons travaillé à une proposition pour la prochaine Biennale de Venise qui met en lumière la nécessaire conservation de la Haw Par Villa à Singapour. C’est une ancienne villa construite à la fin des années 1920 devenue, dès les années 1950, un parc à thème très populaire sur la mythologie et les traditions chinoises, mettant en scène des centaines de statues historiques. C’est un lieu extraordinaire qui doit absolument être préservé !

Je suis aussi en train de finir la conception d’une installation de mobilier urbain typographique dans l’un des parcs de la ville, pour le National Arts Council. Au croisement entre la sculpture et le pavillon, nous l’avons conçu comme un espace contemplatif mais aussi comme un objet tangible, capable de revendiquer son propre territoire. Je veux utiliser ce travail artistique pour éclairer des nuances nouvelles sur la manière dont nous nous relions. Plus spécifiquement, j’aimerais qu’il révèle les subtilités des liens tissés entre les gens et les objets dans le paysage urbain post-covid.

En parallèle d’un mi-temps pour une agence d’architecture, j’ai monté mon propre studio et j’enseigne au sein de l’école d’art de La Salle. Au sein du studio, je travaille sur des missions d’architecture mais aussi en tant que graphiste et illustrateur. Je défends cette interdisciplinarité. Je me présente souvent comme un artiste inter-disciplinaire et un fervent croyant du pouvoir du récit de l’imagination. Créer et imaginer des narrations, dans le monde de l’architecture, pour transmettre des messages forts.

Quelles que soient les disciplines que je mobilise, ma mission d’architecte rêvée impliquera toujours la communauté. Je veux concevoir avec les gens des solutions qui améliorent leurs conditions de vie. Des projets collectifs contributifs qui racontent et transmettent une histoire, au sens propre comme au figuré.


Entretien de Jerome Ng Xin Hao, conduit par Lou Marzloff
Illustrations : Jerome Ng Xin Hao
Photographies : Lou Marzloff

Pour aller plus loin



  1. Lauréat du Red Dot 2020, Prix singapourien du design, dans la catégorie Architecture Mention Luminary, 

  2. 82% des Singapouriens vivent aujourd’hui dans des logements publics, dans un système unique au monde notamment pour sa politique d’accès à la propriété puisque 90% des habitants sont propriétaires. Pour aller plus loin : « Logement abordable : profils de cinq villes métropolitaines » pp. 42-55, Centre for Liveable Cities, Singapore Metropolis, Montréal, 2019 

  3. Chua and Edwards, 1992: 73 

  4. Les kampongs sont des petits villages ou communautés de maisons qui formaient la majorité de l’habitat du Singapour d’avant-indépendance. Les maisons étaient en général sur pilotis. Elles sont typiques de la région.
    Le Housing Development Board (HDB), agence du Ministère National du Développement de Singapour en charge de l’administration et du développement des logements sociaux à Singapour, fut créé en 1961. Sa mission initiale était notamment d’ « éradiquer » le logement insalubre et les bidonvilles de Singapour, parmi lesquels des kampongs houses et de construire massivement des logements collectifs bon marché pour la population singapourienne.  

  5. L’attribution des logements dans chaque ensemble public se fait sur la base d’une représentativité exacte des différentes communautés de la population, si bien que ces immeubles sont par essence multiculturels. Les communautés principales - ou « ethnies » principales selon le terme emprunté à Singapour, sont chinoises, malaises et indiennes. 

Pour citer cet article

Lou Marzloff, Jerome Ng Xin Hao, « Plaidoyer pour une architecture mémorielle à Singapour », Revue Sur-Mesure [En ligne], mis en ligne le 16/03/2021, URL : https://www.revuesurmesure.fr/contributions/architecture-memorielle-a-singapour