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Battre aux rythmes de la ville

Gwenaëlle d'Aboville, les temps de l'urbanisme durable

cycle d'entretiens UrbaTime

Spécialiste de la concertation en urbanisme, Gwenaëlle d'Aboville interroge les temporalités de l'aménagement sous le prisme de la norme sociale, du « temps acceptable ». Elle travaille à la mise en œuvre d'une concordance des temps, entre l'habitant, le technicien et l'élu. Elle défend aussi l'idée de « l'existant » comme ressource pour construire dès aujourd'hui la ville de demain.

Propos recueillis par Sandra Mallet et Arnaud Mège le 12 février 2021, dans le cadre d’une série d’entretiens avec cinq « théoriciens », afin de mettre en lumière leur point de vue et leurs idées sur les enjeux relatifs au temps en urbanisme. Ce travail s’inscrit au cœur du programme de recherche « UrbaTime. Les temps de l’urbanisme durable » qui réunit une équipe de chercheurs en aménagement de l’espace et urbanisme, en géographie et en sociologie. Chaque entretien vient nourrir la réflexion et entamer des analyses, définies dans l’axe 1 du programme, dédié à l’étude de l’élaboration et de la circulation des savoirs sur le temps en urbanisme.

En quoi la question du temps vous paraît importante aujourd’hui en urbanisme ?

La question du temps est très présente dans le travail en concertation. L’agence s’est fondée à la suite d’un contrat avec la mairie du 3e arrondissement : en Master d’urbanisme, j’avais travaillé sur la définition du programme de la rénovation du Carreau du temple. La mairie d’arrondissement a décidé de ne rien imposer et d’en faire un objet de concertation ouverte. La concertation implique que l’on aborde immédiatement la question du temps. D’abord, parce que le temps technique du projet doit devenir appropriable par des habitants qui ne le connaissent pas et dont la vie n’est pas nécessairement compatible avec ce temps. La question du temps, c’est d’abord, pour eux : quand travaille-t-on pour nous ? Quand peut-on décider ? Quel temps peut-on donner à l’incertitude indispensable pour que la concertation puisse avoir lieu ?

Puis, arrive cette question : est-ce que la concertation fait perdre du temps ? Je m’interroge sur cette notion de perte de temps et sur ce que signifie en gagner. Pourquoi voudrait-on aller plus vite ? Quel intérêt à agir vite ? Quel intérêt à agir lentement ? Nous nous sommes immédiatement posé de nombreuses questions en ce sens car nous sommes perpétuellement confrontés à ce reproche implicite : « À cause de vous, on va perdre du temps ».

Mon obsession est surtout de faire correspondre les temps citoyens et les temps techniques, de mettre tout le monde au même tempo

La perception du temps est vraiment une norme sociale. Nous essayons d’interroger la manière dont se construit collectivement une perception du temps acceptable. Par exemple, la contrainte temporelle implicite d’un projet urbain, c’est le mandat électoral. La vérité du temps en urbanisme, c’est qu’il est politique. Le temps est l’agent d’organisation le plus actif de notre travail et de la valeur que l’on attribue aux différentes étapes de nos projets. Il est lié à la nature des décisions que l’on prend. Mais cela n’est jamais explicité. Le poids des mandats politiques est-il, à ce point, acceptable dans les décisions qui impactent le cadre de vie et le cadre social des communautés urbaines ou rurales ? Moi, je pense que non. Est-ce acceptable que les habitants aient à attendre autant, par moment ? Ou, à l’inverse, est-ce acceptable de précipiter certaines choses ? La concertation permet de mettre ces aspects sur la table.

Comment traitez-vous la question du temps ? Avec quels outils, quelles méthodes ?

J’essaie de l’expliciter en permanence. Par exemple, je vais essayer de dire : « en raison des élections qui approchent, la demande des élus est que nous ayons fini mi-mars ». Plus on formulera les choses de manière explicite, plus quelqu’un pourra un jour dire : « mais est-ce que l’on est d’accord avec ça ? ». Mon obsession est surtout de faire correspondre les temps citoyens et les temps techniques, de mettre tout le monde au même tempo, de superposer toutes les frises temporelles.

Qu’il y ait des moments faibles dans un projet, c’est normal. Il y a des temps de réflexion, d’arbitrage, de production où on est en sous-marin par rapport au débat public. Cela ne me pose pas de problème. En revanche, il est indispensable que cette alternance de temps forts et de temps faibles soit explicitée, et que les temps forts correspondent aux temps qui sont des temps de décision. L’objectif est de les faire se rejoindre et de faire en sorte que l’élu, le technicien et l’habitant soient mis au courant la même semaine et décident ensemble à ce moment-là… Mes méthodes de concertation me permettent de m’assurer que les moments où je vois les habitants correspondent au moment où les techniciens se posent des questions et où les élus vont devoir arbitrer.

Comment réagissent les élus ?

Cela leur donne une meilleure maîtrise de ce qu’il se passe en concertation. Et cela rationalise le travail de tous. Cette unité de temps technique, politique, citoyenne, fonctionne parce que les élus sont soucieux de savoir ce qu’il va se passer pour leurs habitants. L’objectif est de faire en sorte que l’arbitrage se vive en même temps pour tous.

Envisager le projet comme un processus permet d’interroger la fabrication de la ville différemment

L’agence Ville Ouverte ne répond quasiment plus en concertation seule dans les marchés. Nous répondons comme urbanistes, soit en programmation urbaine, soit en programmation architecturale, soit en urbanisme règlementaire ou pré-opérationnel : dans le cadre de ces missions, notre méthode de travail est la concertation. Nous sommes réticents à nous positionner comme une agence de concertation au service d’un projet urbain sur lequel nous n’aurions aucun regard. Si l’on se retrouve face à une commande politique très fermée à la question de la participation, nous organisons des réunions d’information que nous refusons d’intituler « réunion de concertation ». Cet effort d’honnêteté fait déjà prendre conscience à l’élu que ce n’est pas une réunion de concertation mais une réunion d’information. Cela nous paraît important. Il faut que collectivement, et en tant qu’urbaniste, on arrête de qualifier de participation des choses qui relèvent simplement de la diffusion d’informations de base sur l’usage qui est fait de l’argent public.

D’où votre volonté aussi de reprendre des études d’architecture et de maîtriser la conception ?

Envisager le projet comme un processus permet d’interroger la fabrication de la ville différemment. C’est ce que font les acteurs de l’urbanisme temporaire ; ils ne posent pas les mêmes questions, ne les posent pas de la même façon et évidemment n’obtiennent pas les mêmes réponses.

Faire de l’urbanisme dans des processus de projet que l’on m’a enseignés à l’école d’urbanisme et que tout le monde pratique, c’est très bien, parce que c’est professionnel, c’est intelligent, cela produit un type de réponse. Faire de la concertation, expérimenter des choses, se laisser la possibilité d’échouer, faire un projet temporaire et décider ensuite de le garder car il fonctionne… tout cela ne conduit pas à poser les mêmes questions et à obtenir les mêmes réponses.

Le travail de concertation nous confronte très rapidement au court terme

Souvent, une concertation sur un sujet d’urbanisme nous a permis de revenir vers les élus et de dire : « le problème n’est pas urbain. L’intervention sur l’espace public, la démolition, la rénovation n’est pas l’urgence. Si on pouvait rediriger l’argent, voilà où on le mettrait… ». Cela produit d’autres types de réponses.

Les méthodes que nous mettons en œuvre dans nos projets, même si elles peuvent renvoyer à des questions démocratiques, sont concrètement au service de la ville. Même si le sujet m’intéresse beaucoup, je ne travaille pas d’abord à l’intensification du débat démocratique ; mon approche est beaucoup plus artisanale et centrée sur la ville.

Comment pensez-vous l’articulation entre court et long terme dans la mise en œuvre de vos projets ? Comment inscrivez-vous ces différentes temporalités dans le processus de concertation ?

Le travail de concertation nous confronte très rapidement au court terme. Il est souvent dit que la concertation fait perdre du temps, que les habitants ne sont pas capables de se projeter, qu’ils ne parlent que de leur bout de trottoir. Or, je ne comprends pas ce qu’il y a d’indigne à traiter le bout du trottoir. Un jour, un ou une architecte passera, littéralement, quatre jours à dessiner très précisément la bordure de ce trottoir-là. Il s’agit aussi d’une question technique. On peut très bien partir du trottoir et faire le chemin avec l’habitant pour aller regarder plus loin.

Mon métier est de dire que le lien existe et le long terme de l’urbanisme peut être directement impacté par ce que l’on vit aujourd’hui

En matière de rénovation urbaine, je comprends très bien pourquoi les habitants éprouvent des difficultés à se positionner sur le schéma des espaces publics, par exemple. Quand l’état de dégradation des logements pèse au quotidien, cela me parait évidement être une demande impossible. Comment être capable de se projeter dans un avenir quand le présent est violent et mal géré ? Dans ce type de cas, notre équipe d’urbanistes signale aux bailleurs les problèmes rencontrés par les habitants au quotidien : des rats qui sortent des égouts, une flaque d’eau qui gèle, des poubelles qui débordent… La question de la gestion urbaine de proximité se pose très vite. Autre exemple : trois assistantes maternelles ne peuvent plus exercer leur métier parce que l’ascenseur est cassé. On constate qu’il y a un local en rez-de-chaussée qui ne se loue pas et qui subit des dégradations. Or si on installait les assistantes maternelles dans le local au rez-de-chaussée, on leur apporterait un soulagement immédiat et cela améliorerait la vie du quartier. Plus largement, on tente de prouver le lien entre ce que dit David Mangin dans un colloque sur les rez-de-villes et l’assistante maternelle qui vient aux réunions de concertation et explique qu’elle ne peut plus travailler. Or, bien souvent, on répond à l’assistante maternelle qui s’exprime : « madame, ici c’est une réunion d’urbanisme. Allez voir les services sociaux ou les services de l’emploi ». Mon métier est de dire que le lien existe et le long terme de l’urbanisme peut être directement impacté par ce que l’on vit aujourd’hui.

Vous avez commencé à évoquer certaines références. Quelles sont les références qui vous aident à penser cette question du temps ?

J’ai l’impression qu’une communauté professionnelle alimente cette question, j’échange avec Paul Citron, avec Sophie Ricard… J’ai pu assister à l’assemblée générale des parties prenantes de l’Hôtel Pasteur, cela a été très enrichissant. L’idée de Patrick Bouchain, consistant à penser le présent comme étant déjà une ressource est une référence très importante pour moi.

À partir d’une image figée du futur, on rétropédale et on imagine les étapes intermédiaires jusqu’à aujourd’hui. La démarche de Patrick Bouchain va à rebours de cette conception

Ce regard porté sur le présent et sur les acteurs déjà-là comme étant un matériau à partir duquel demain se fabrique est primordial. Au contraire, la planification est enseignée comme un exercice consistant à essayer de deviner le futur ou de l’élaborer. Nous grandissons intellectuellement avec une espèce de conviction qui consiste à penser et à dire que prolonger le présent est ce qui conduit à la catastrophe. À partir d’une image figée du futur, on rétropédale et on imagine les étapes intermédiaires jusqu’à aujourd’hui. La démarche de Patrick Bouchain va à rebours de cette conception : elle regarde ce qui est là et dit : « qu’est-ce que l’on peut faire ici ensemble ? ». C’est à partir de cette question que l’on construit. Il s’agit d’un renversement méthodologique énorme.

Les « successeurs » de Patrick Bouchain sont très convaincants. Le travail de Sophie Ricard, par exemple, et la filiation qu’elle incarne avec Simone et Lucien Kroll m’intéresse tout particulièrement. De manière générale, je suis attentive aux concepteurs qui vivent sur leur terrain. Lorsque Alvaro Siza a construit l’école d’architecture de Porto, il a installé une tente sur le site et a campé sur place, pour observer la manière dont le soleil passe sur le côteau à un endroit précis ainsi que les grandes vues, la qualité de la lumière, les grands arbres... Pour ma part, j’ai envie d’observer la manière dont les gens bougent le dimanche, les endroits où ils s’assoient, les commerces devant lesquels ils passent, leur attachement à un bâtiment a priori banal mais qui raconte une histoire que je ne peux pas deviner. Mon interrogation principale est : « qu’est-ce qui fait que la ville est habitable pour les gens ? ». Cela passe souvent par des choses que l’on ne soupçonne pas parce que nous n’habitons pas les lieux.

Le temps est un sujet de débat public. J’ai été enthousiasmée par le déroulement de la Convention citoyenne mais je suis déçue de voir ce qui est fait de cet élan-là. Dans les enjeux climatiques, écologiques, le temps est une question déterminante. L’une des grandes déceptions est la rénovation énergétique des logements. Si on abordait les sujets non plus comme des objets : « la rénovation énergétique du logement », mais par des questions du type : « Quel temps peut-on s’accorder avant de passer à l’acte sur un sujet comme ça ? » ou « Quelles étapes sont nécessaires avant que l’on puisse se rendre collectivement capables d’engager la rénovation énergétique du parc de logements ? », on pourrait peut-être avancer.

Pour citer cet article

« Gwenaëlle d'Aboville, les temps de l'urbanisme durable », Revue Sur-Mesure [En ligne], mis en ligne le 24/06/2021, URL : https://www.revuesurmesure.fr/contributions/gwenaelle-d-aboville-les-temps-de-l-urbanisme-durable