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Battre aux rythmes de la ville

La révolution anthropocène : une invitation à refaire territoire

À l’occasion de la sortie d’un ouvrage mêlant photos de terrain et prospective territoriale, Stéphane Cordobes nous invite à répondre à cette question : comment « faire territoire » dans le monde anthropocène ? En inscrivant ses réflexions dans le temps long ainsi que dans une recherche de terrain, incarnée et sensible, cet article met en lumière les conditions d'habiter notre ère.

Sur-Mesure : Nous avons le plaisir d'introduire notre cycle « Battre aux rythme de la ville » par une immersion dans les territoires du monde anthropocène. À l'occasion de la sortie de son livre Si le temps le permet. Enquête sur les territoires du monde anthropocène (2020, Berger-Levrault)1, Stéphane Cordobes nous invite à partager cette réflexion : comment « faire territoire » dans le monde anthropocène ?

Avons-nous conscience de vivre une révolution comme jamais avant l’humanité n’en a connue ?

Nous ne serions pourtant pas les premiers représentants de l’espèce à avoir cette prétention historique : peu d’époques ont échappé à cette tentation si humaine de se penser exceptionnelle. On peut même envisager que ce sentiment d’élection est consubstantiel de la conscience historique, de la volonté des « grands hommes » de marquer le temps à travers leur exercice du pouvoir et leurs réalisations. Paradoxalement, c’est justement cette démesure, cette hybris, cette volonté moderne de maîtriser, de contrôler le cours des événements, de dominer tant l’histoire que la nature, incarnée par les « grands hommes », qui est la cause de la révolution qui nous occupe. Malgré eux, malgré nous.

Cette révolution est celle de l’anthropocène.

Qu’est-ce que l’anthropocène ? C’est littéralement l’ère de l’homme

Pourtant ce substantif vise moins à marquer le succès de l’homme sur la nature par l’exercice de sa liberté et de son pouvoir, que l’échec annoncé de son entreprise. Par son intention démiurgique d’extraction, de production, de consommation, de contrôle total de son environnement terrestre, l’espèce humaine est la première à avoir une influence d’ampleur géologique, à transformer la planète au point d’altérer ses grands cycles naturels, ses conditions biotiques et abiotiques, et donc son propre milieu de vie. La nature, cet horizon stable et éternel, au sein duquel l’homme imaginait pouvoir vivre et se développer sans limites, en vient tout simplement à s’effondrer.

L’anthropocène est révolutionnaire parce qu’il nous oblige, sans échappatoire possible, à reconsidérer notre manière moderne d’habiter le monde.

La multiplication des signes de cet effondrement se confirme : le changement climatique, l’extinction de masse des espèces, les grandes catastrophes – tempêtes, incendies, inondations, épidémies, etc. – se multiplient. Mais au-delà de ces bouleversements constatés sur la planète, dans nos territoires et dans nos corps, c’est la notion même de nature, définie par opposition à la culture, qui vole en éclat. Nous avons voulu nous arracher à notre condition naturelle et y avons mis une telle énergie que la nature, ce sol artificiel qui soutenait notre ambition absolue, ploie, se fissure, nous obligeant, si nous ne voulons pas complètement et définitivement perdre pied, à nous adapter. L’anthropocène est révolutionnaire parce qu’il nous oblige, sans échappatoire possible, à reconsidérer notre manière moderne d’habiter le monde.

Atterrir, c’est refermer cette parenthèse séparatiste entre nature et politique, cette rupture entre l’humanité et tout ce qui compose le monde qu’elle habite et dont elle dépend, tout jusqu’à une grande partie de cette humanité elle-même réifiée en ressources et aliénée. Atterrir, c’est réorienter nos cadres de pensée et d’action, c’est résumer en une formule dont la simplicité est inversement proportionnelle à la complexité de la tâche, littéralement « refaire territoire ».

Avons-nous conscience de vivre une révolution comme jamais avant l’humanité n’en a connu ?

On le ressent et on le devine, mais manifestement pas encore suffisamment pour y croire, pour passer réellement à l’action, parce que ce qui survient est d’une telle envergure, d’une telle monstruosité, que le comprendre, l’accepter et en tirer les conséquences, semble dépasser la capacité de compréhension, d’imagination et de prospective humaine. Si rien n’est encore joué et que l’effondrement de l’humanité n’est pas une certitude contrairement à ce que certains prophètes et collapsologues annoncent, le dépassement du monde moderne, de notre culture au sens anthropologique du mot, est, elle, engagée et souhaitable.

Mais un changement de paradigme est nécessaire, à l’image de ce que put être la révolution copernicienne, un réagencement en profondeur de nos savoirs, de nos concepts, de nos représentations, de nos imaginaires et imaginations, de nos valeurs et de notre sensibilité. Le projet moderne a vécu et nous conduit à l’impasse, il faut aujourd’hui édifier le monde anthropocène, les cultures, le politique qui lui siéront. La question cruciale n’est donc plus tant de savoir si mais plutôt comment entrer de manière responsable en action ?

Conduire des enquêtes prospectives en situation sur ce qu’est concrètement le fait d’habiter le monde aujourd’hui.

L’hypothèse que je soumets ici est que cette prise de conscience doit se faire par chacun, en fonction de ses capacités, au sein des collectifs dans lesquels il s’inscrit, dans son ou ses espaces de cohabitation. Et qu'une des manière d’y parvenir est de conduire des enquêtes prospectives en situation sur ce qu’est concrètement le fait d’habiter le monde aujourd’hui, sur les enjeux qui engagent l’avenir de cette habitation et sur les réagencements systémiques et transcalaires qu’il faut entreprendre pour relever ces enjeux. C’est en un mot refaire territoire en inventant des modes d’existences écologiques qui répondent localement comme globalement à la survie de l’humanité.

La difficulté de l’exercice peut freiner. N’y a-t-il pas aujourd’hui de plus grand risque, après celui de continuer le développement moderne comme si de rien n’était – y compris en incluant les nuances insuffisantes apportées par l’euphémisation du développement durable, la délégation de nos responsabilités aux approches techniques et technocratiques des transitions, voire la soumission à un souverain autoritaire et antidémocratique – que de succomber à la solastalgie, de sombrer dans l’accablement, le repli et l’ataraxie ?

Il n’y a malheureusement pas de solution unique et définitive à attendre qui s’imposerait d’elle-même par la grâce d’une quelconque puissance tutélaire. Il faut au contraire constater la difficulté des instances politiques nationales et internationales, des grandes entreprises, des acteurs du monde global à se saisir du problème et à se mobiliser pour dire que l’on n’a pas d’autres choix, tous à nos échelles, que de tenter d’y répondre. Atterrir oblige à se mettre en mouvement dans son espace de vie, avec ses moyens, dans les territoires, y compris avec des initiatives qui paraîtraient de faible importance mais qui permettent pourtant d’entamer un changement de regard, de sortir de la sidération, de s’animer, de s’associer pour participer à l’invention des régimes de cohabitation qui contribueront à sauver l’humanité, pour identifier et activer les leviers qui permettront d’édifier les territoires du monde anthropocène. Les initiatives qui vont dans ce sens sont heureusement nombreuses et c’est bien cette multitude qui alimente nos espoirs et qui doit nous fournir des pistes, par-devers les tâtonnements et les difficultés essuyés.

Immersion dans les territoires du monde anthropocène - Saint-Pierre-et-Miquelon

L’archipel français constitue un cas iconique de ce qu’est un territoire qui éprouve l’impasse de la modernité et qui confronté au défi anthropocène a du mal à se mettre en mouvement, à trouver les ressorts susceptibles de l’amener à générer les conditions d’une vie pérenne à venir. Saint-Pierre-et-Miquelon est un modèle de développement reposant sur la pêche industrielle qui a atteint son terme avec la quasi-disparition d’un stock de morues que l’on a longtemps cru inépuisable.

C’est aussi l’expérience d’un effondrement, écologique, économique, culturel, qui aurait sans doute été social et territorial sans la solidarité nationale et les compensations financières versées pour assurer la vie sur l’archipel. Ce sont enfin des îles en climat subarctique qui subissent les effets du changement climatique avec des processus d’érosion, des risques de submersion, l’obligation de s’adapter, d’aménager le territoire en conséquence et plus fondamentalement de repenser sa manière d’habiter et ses modes d’existence.

On est ainsi viscéralement attaché à ce territoire que l’on ne veut pas abandonner, où l’on veut continuer à vivre.

Ce que révèle l’enquête, c’est que la connaissance de cette situation et l’expérience déjà acquise ne sont pas suffisantes pour se mettre en mouvement. Qu’elles ne permettent pas de dépasser les controverses et de fédérer un collectif local acteur de la bifurcation, d’imaginer des trajectoires alternatives à celles marquées par la modernité où l’on se contente de prolonger l’habitude d’exploiter des ressources, celle du plateau continental, de saisir des opportunités liées à la globalisation, avec l’ouverture du passage du nord-est traversant et menaçant l’Arctique… À Saint-Pierre-et-Miquelon, les espoirs paraissent aujourd’hui moins dans les projets que l’on imagine réaliser que dans les attachements qui se jouent encore : on est ainsi viscéralement attaché à ce territoire que l’on ne veut pas abandonner, où l’on veut continuer à vivre. Ne serait-ce pas ce premier lien qu’il faut activer pour collectivement considérer autrement l’avenir et refaire territoire ? Par une approche prospective stratégique, scientifique, politique, mais aussi sensible.

Cette situation est-elle singulière ?

Quel territoire s’il accepte l’exercice de réflexivité peut-il se dire prêt à relever l’enjeu du changement global ? Quel territoire dispose réellement des leviers nécessaires à la bifurcation écologique à mener ? Quel territoire pourra-t-il faire l’économie d’une activation de ces attachements, de la part sensible et affective, qui nous lie aux espaces et aux êtres avec lesquels nous cohabitons ? Aucun sans doute. Le défi est d’autant plus grand que dans l’anthropocène la réponse locale ne saurait se traduire par un localisme aveugle et reclus : c’est bien concomitamment à l’échelle de la planète qu’il va falloir raisonner, pour forger une cité et un cosmopolitisme écologique auxquelles les initiatives locales contribueront. L’anthropocène de ce point de vue aussi s’avérera révolutionnaire.


  1. Présentation de l'éditeur : le projet moderne est en passe d’échouer : l’urbanisation généralisée, la globalisation de l’économie, la consommation de masse, l’exploitation sans limite des hommes et des ressources naturelles ont transformé la planète au point de la faire changer d’ère géologique et de menacer les vivants qui l’habitent. L’Humanité doit s’adapter et le temps lui est compté. Stéphane Cordobes explore ici l’hypothèse selon laquelle cette adaptation sera non seulement politique et territoriale, mais aussi culturelle et sensible. Son travail à Saint-Pierre-et-Miquelon est à la fois une enquête et un manifeste. Enquête prospective sur cette entrée dans l’anthropocène en évoquant tant la situation singulière de l’archipel français que celle de tous les territoires qui y sont confrontés. Manifeste esthétique quant à la place à accorder à l’art, à la sensibilité et à l’imaginaire pour s’engager dans cette bifurcation écologique. Atmosphère, arrachement, liberté, ville, mobilités, énergie, dépendance, développement, effondrement, érosion, fracture, submersion, générations, attachements, autonomie, soin, engendrement sont autant d’idées qui ressortent de l’enquête prospective et sensible, du dia-logue que celle-ci orchestre entre récits et photographies, de la situation de Saint-Pierre-et-Miquelon que le cheminement révèle être archétypale de tous les territoires du monde anthropocène, de nos territoires de vie. Ce livre interroge nos manières d’être et d’habiter une planète chaque jour plus vulnérable au travers d’une expérience esthétique et philosophique située.