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Battre aux rythmes de la ville

Le temps en urbanisme ? Récits d’expériences

[Cycle UrbaTime - 1/6] Pourquoi travailler sur les temps en urbanisme ? Dans le cadre des travaux de l'ANR «UrbaTime», Sandra Mallet et Arnaud Mège ont interrogé cinq théoriciens sur les pratiques qui se construisent autour des temporalités. Avant d'entrer dans le vif du sujet, quelques prérequis relatifs au temps et à la fabrique urbaine, mais aussi aux changements de paradigmes à l'œuvre.

Le temps, une construction sociale

La question du temps en urbanisme s’inscrit dans le prolongement d’un ensemble de travaux en sciences sociales qui ont contribué à démontrer le caractère profondément social du temps. Loin d’être une donnée universelle, le temps renvoie à une construction qui permet d’organiser, d’ordonner et d’articuler les activités sociales. Dans le domaine de l’urbanisme et de l’aménagement des espaces, il existe donc des temps construits, définis par des acteurs, inscrits au cœur de représentations partagées pour mener à bien des activités particulières. Le plus souvent, les agencements temporels des aménagements sont opérés de manière tacite. Pourtant, la durée des mandats des élus, les délais imposés par les règlementations et les diverses lois, ceux des marchés publics et de certaines procédures, les calendriers fournis par les différents opérateurs, les temporalités propres à l’exercice de chaque métier, constituent un entremêlement de temporalités complexe à déchiffrer.

Rapporté à l’échelle du projet urbain, le temps apparaît comme une variable centrale à analyser. En effet, travailler collectivement à l’élaboration puis à la mise en œuvre concrète d’un projet exige un effort de mise en commun concerté des connaissances, des compétences, des impératifs et des volontés de l’ensemble des acteurs en présence, souvent nombreux. Cette orchestration suppose l’adoption de méthodes de travail complémentaires et d’aspirations collectives partagées dans un temps donné afin de réellement « faire projet ». Néanmoins, le chevauchement des différentes temporalités au cours du projet suppose de « jouer » avec le temps, c’est-à-dire de faire preuve, quand la configuration l’impose, d’adaptabilité, de souplesse ou encore de réactivité. Le temps apparaît ainsi comme une ressource importante qui permet d’inscrire le projet dans un cadre mouvant, soumis à la fois aux aléas du contexte général et à la variabilité des enjeux existants.

La mise en œuvre des actions rapides, « ici et maintenant », pour réaliser des aménagements à court terme tout en opérant des projections à long terme [...] renvoie à cette tension permanente qui trouve à s’exprimer entre des temps et enjeux différents.

Changements de temporalités dans la fabrique urbaine

Les rapports au temps qu’entretient une société jouent un rôle certain sur les temporalités de la fabrique urbaine (Mallet, 2020). Or, des changements sont observés à ce sujet, les sociétés connaissant un phénomène d’accélération généralisée (Rosa, 2005) aboutissant à la définition d’un nouveau régime d’historicité centré sur le présent (Hartog, 2003). Ces évolutions majeures se confrontent aux impératifs de développement durable et de transition écologique et sociale qui nécessitent de reconsidérer les temporalités de l’action urbaine.

Depuis quelques années, force est de constater que la question du temps semble traverser les pratiques urbanistiques, et ce d’autant plus lorsque ces pratiques sont qualifiées de temporaire, transitoire, tactique, éphémère... Ces « nouvelles » manières de faire, qui visent à développer des méthodes fondées notamment sur l’expérimentation (Dumont, 2014 ; Fuenfschilling, et. al., 2019), semblent incarner une transformation du rapport au temps des aménageurs.
La mise en œuvre des actions rapides, « ici et maintenant », pour réaliser des aménagements à court terme tout en opérant des projections à long terme afin de définir les contours d’un projet en cours de réflexion, renvoie à cette tension permanente qui trouve à s’exprimer entre des temps et enjeux différents.
Cette tension traduit un engagement professionnel qui semble se définir comme une réponse aux mutations de la société imposant de nouveaux rythmes, et avec eux toute une possibilité de « bricolages » (De Certeau) capables de faire tenir ensemble l’énergie et la convivialité de l’action collective immédiate et des projections assumées et réfléchies vers un avenir durable.

Diffuser des savoirs sur le temps en urbanisme

Cette réflexion sur les temporalités dans les pratiques d’urbanisme s’inscrit au cœur du programme de recherche « UrbaTime. Les temps de l’urbanisme durable », qui réunit une équipe de chercheurs en aménagement de l’espace et urbanisme, en géographie et en sociologie. Cinq entretiens, s’inscrivant dans le premier axe de ce programme - axe qui consiste à étudier l’élaboration et de la circulation des savoirs sur le temps en urbanisme - sont présenté ici. En complément d’une analyse de la littérature spécialisée sur le sujet, ces entretiens ont pour objectif le recueil de matériaux d’enquête de première main auprès de ceux que l’on peut nommer, dans ce cadre, des « théoriciens ». Derrière cette catégorie, il faut comprendre toutes celles et ceux capables de tenir un discours, de fournir un point de vue et de défendre des idées sur les enjeux relatifs au temps en urbanisme. Il peut donc aussi bien s’agir de chercheurs, mobilisant un cadre théorique et conceptuel affirmé, reconnus pour leurs travaux de recherche, ou de praticiens, adoptant une posture réflexive sur leur propre pratique.

Ce parti pris contribue à la diffusion de la diversité des points de vue exprimés de celles et ceux qui travaillent sur le sujet

La série d’entretiens, menés avec Gwenaëlle d’Aboville, Paul Citron, Sophie Ricard, Maxime Zaït et Marcus Zepf, regroupe les premiers échanges à avoir été menés dans le cadre du programme de recherche UrbaTime, d’autres étant prévus par la suite.
Ces entretiens permettent de questionner le temps en tant que « matière urbaine », c’est-à-dire comme un matériau, parfois modulable mais souvent difficile à cerner et à manier, dont se saisissent inévitablement architectes et urbanistes pour mener à bien leurs projets. Plus largement, il s’agit de donner à lire la manière dont ces acteurs « font avec le temps », au regard des possibilités qu’il offre en termes d’opportunité pour mettre en œuvre des projets agiles, capables de jouer avec les phases successives d’accélération ou de ralentissement qui définissent la variabilité des temporalités. Leurs propos, évidemment situés, incarnent des parcours professionnels jalonnés d’expériences multiples qui les positionnent tous comme des acteurs critiques vis-à-vis des modèles urbanistiques classiques.

Amener ces acteurs à remettre le temps au cœur de leur propos, à expliciter leurs manières de le penser et de faire avec, permet tout autant de mesurer à quel point celui-ci apparaît comme un enjeu central des pratiques et des analyses, et d’autre part, de rendre visible des propos encore peu diffusés, notamment au regard de ceux portés par des figures connues et reconnues pour leurs analyses sur la question des temps urbains. Ce parti pris contribue à la diffusion de la diversité des points de vue exprimés de celles et ceux qui travaillent sur le sujet.

Des conceptions originales des rapports au temps en urbanisme

À travers les cinq entretiens, ces acteurs revendiquent tous d’autres manières de penser le rapport au projet urbain mais aussi de le faire vivre, au plus près du terrain. Les propos qu’ils tiennent se font ainsi écho et permettent de saisir la complexité des enjeux temporels qui se trament au cœur des projets, réunissant une pluralité et une diversité d’intervenants dans des modalités et des temporalités souvent à réinventer, les définissant ainsi comme autant d’alternatives concrètes possibles aux modèles d’urbanisme plus classiques centrés sur l’organisation hiérarchisées des étapes à mener. Ce qu’ils nous disent témoigne à la fois de leur intérêt pour les questions de temporalités mais aussi de leur engagement pour expérimenter des manières d’agir moins contraignantes permettant de replacer les usagers au cœur du projet.
Cet enjeu est valorisé, par exemple, par La Preuve par 7, groupe porté par l’association Notre Atelier Commun et chapeauté par Patrick Bouchain au sein duquel Paul Citron et Sophie Ricard développent l’idée d’un droit à l’expérimentation in situ.

Parfois complexe à mettre en œuvre au regard des différents temps imposés, l’expérimentation, qui nécessite du temps, reste tributaire de la temporalité des mandats et des enjeux électoraux. Pour Gwenaëlle d’Aboville, il apparaît nécessaire d’objectiver, au moins dans l’écriture de ses projets, ces temps contraints, qui réduisent de fait les possibilités d’agir, et notamment d’impliquer pleinement les citoyens dans la démarche de projet.

Dans le prolongement de ces propos, Sophie Ricard, forte de ses expériences sur des projets menés dans le cadre de Permanences architecturales, insiste sur le besoin de prendre le temps nécessaire pour dessiner et requestionner un projet en lien avec les « envies et les besoins des habitants » qui le vivent au quotidien. Elle encourage ainsi à « passer plus de temps sur le territoire pour comprendre les ressources qui le composent et faire œuvrer les forces vives et les ressources matérielles et immatérielles à destination de ce projet ».

En effet, aller vite pour occuper, prendre le temps pour mobiliser, pérenniser pour continuer d’exister apparaissent comme autant de moments définis par le temps qu’il convient d’analyser pour proposer une analyse globale de la mise en commun des temps du projet

Maxime Zaït et Paul Citron partagent leurs expériences et réflexions sur les projets d’urbanisme temporaire et transitoire qu’ils mettent en œuvre et animent. La dimension temporelle apparaît comme un enjeu central puisqu’elle définit dès les prémices du projet le temps de celui-ci. Il s’agit donc d’un urbanisme en capacité de proposer des occupations rapides pour les différents porteurs de projets retenus pour vivre cette expérience temporaire. Les délais et procédures administratives doivent rester les plus souples possibles pour gagner en efficacité, éviter de contrarier des temps de vie propres à chaque projet, et offrir la possibilité à ses occupants de mener à bien les leurs. Ils insistent désormais sur l’intérêt de pérenniser certains projets particulièrement riches en termes de dynamiques sociales et interrogent les possibilités de cette pérennisation. La question du temps devient cruciale dès lors qu’elle invite à nous interroger sur cette volonté de sortir des règles du jeu fixées par les propriétaires pour s’inscrire dans des dynamiques à long terme permettant de sortir des logiques de l’urgence imposées par l’obligation d’une activation rapide et de courte durée.

Marcus Zepf porte un regard plus global sur la question du temps en urbanisme. Il la perçoit comme de plus en plus sous-jacente dans les débats, réflexions et projets sans pour autant qu’elle soit clairement exprimée. Il considère le temps long du projet urbain et invite à l’appréhender comme un processus capable de s’adapter en permanence grâce à la production d’un « langage commun » partagé entre tous les acteurs. Cette condition demeure selon lui un gage de réussite des projets de longue haleine qui, trop souvent, peinent à satisfaire les exigences et les ambitions initiales au moment de leur livraison.

À travers les propos tenus par Gwénaëlle d’Aboville, Paul Citron, Sophie Ricard, Maxime Zaït et Marcus Zepf, nous avons souhaité donner la possibilité aux lecteurs de se saisir d’un discours qui permet d’éclairer les enjeux relatifs à la prise en considération de la question du temps dans les projets en urbanisme. En effet, aller vite pour occuper, prendre le temps pour mobiliser, pérenniser pour continuer d’exister apparaissent comme autant de moments définis par le temps qu’il convient d’analyser pour proposer une analyse globale de la mise en commun des temps du projet. C’est un des objectifs fixés par le programme UrbaTime.

Bibliographie

  • Dumont, M. (2014), L’expérimentation en aménagement urbain, Mémoire d’HDR, U. Rennes 2
  • Fuenfschilling, L.; Frantzeskaki, N.; Coenen, L. (2019), “Urban experimentation & sustainability transitions”, European Planning Studies, 27:2, pp. 219-228.
  • Hartog, F. (2003), Régimes d'historicité. Présentisme et expériences du temps, Editions du Seuil, rééd. 2012, 352 p.
  • Mallet, S. (2020), « Les rythmes de la production urbaine au prisme de l’accélération sociale. », EspacesTemps.net [En ligne], Travaux, 2020 | Mis en ligne le 7 février 2020. URL: https://www.espacestemps.net/articles/les-rythmes-de-la-production-urbaine-au-prisme-de-lacceleration-sociale/
  • Rosa, Hartmut (2005), trad. en français 2010, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris : La Découverte, 486 p.
Pour citer cet article

Arnaud Mège, Sandra Mallet, « Le temps en urbanisme ? Récits d’expériences », Revue Sur-Mesure [En ligne], mis en ligne le 21/06/2021, URL : https://www.revuesurmesure.fr/contributions/le-temps-en-urbanisme-recits-dexperiences