revue-sur-mesure-le-temps-la-4e-dimension-des-villes_portrait_dameron.jpg
Battre aux rythmes de la ville

Le temps, la 4e dimension des villes

entretien avec Catherine Dameron

Depuis de nombreuses années déjà, la ville de Rennes agit pour adapter les rythmes de son territoire aux pratiques de ses habitants. Cet entretien avec Catherine Dameron, responsable du Bureau des Temps de Rennes, nous invite à nous questionner sur les pratiques d’aménagement des villes pour y introduire la temporalité comme matière de l’urbain.

Sur-Mesure : Quelle est l’origine de la prise en compte du temps dans les politiques publiques ?

Cette origine peut être vue selon deux angles : un angle historique et un angle sociétal. L’angle historique remonte à l’arrivée des femmes sur le marché du travail en Italie. Les contraintes horaires de leur nouvelle activité professionnelle ne s’accordaient pas aux horaires de nombreux services (tels que les commerces ou la garde d’enfants par exemple). De fait, elles ne pouvaient pas gérer de front leur vie professionnelle et familiale dont elles avaient la charge.

La gestion du temps est devenue un enjeu de pouvoir.

L’entrée sociétale dans le sujet est définie par Jean Viard à partir de plusieurs constats tels que l’allongement du temps de vie, l’augmentation du temps libre, la diminution du temps de travail1. Plus précisément, le travail qui est un donneur de temps très fort : 48% des salariés travaillent le samedi, 26% le dimanche et 15% la nuit.

Ces différents éléments font que nous ne sommes pas tous sur les mêmes rythmes temporels et que nous avons chacun une maîtrise du temps différente : certains peuvent acheter du temps au travers des services de ménage ou de garde d’enfants alors que d’autres vendent leur temps par la réalisation de ces mêmes services. C’est donc un enjeu de pouvoir.

Sur-Mesure : Rennes est identifiée comme une ville pionnière de la prise en compte des logiques de temporalité. Quelle est l’origine de cette dynamique ?

L’histoire de la prise en compte du temps dans les territoires l’a montré, le temps est source d’inégalités sociales. À rebours de cette tendance, la ville de Rennes et ce que l'on a appelé les politiques temporelles, ont décidé d'utiliser le temps comme un outil de lutte contre ces inégalités. C’est ainsi qu’ Edmond Hervé, alors Maire de Rennes, lance en 2002, le Bureau des Temps sur son territoire.

L’intérêt de disposer d’un Bureau des Temps est de promouvoir une approche collective pour permettre d’aménager les rythmes qui structurent le territoires (horaires scolaires, horaires de travail, horaires des commerces et services, offre de mobilité…) et ainsi agir sur le cadre de vie et l‘accessibilité.

Sur-Mesure : Est-ce une dynamique propre à Rennes ou un constat d’un niveau plus général ?

Dans les années 2000, de nombreuses villes ont créé des politiques temporelles. À l’époque, l’environnement se prête à ces réflexions : c’était la mise en place des 35h qui mécaniquement a engendré davantage de temps libre. Suite à cela, une réflexion nationale a eu lieu vis-à-vis du temps, des différents rythmes de la vie quotidienne des citoyens : est-ce que le temps est nécessairement du temps de travail ? Quelle est la part du temps de loisirs ? Des enjeux autres que les inégalités sociales ont ainsi pu être moteur pour d’autres collectivités.

L’ensemble des initiatives des collectivités locales sont réunies dans un réseau, le réseau Tempo territorial. Ce réseau a pour but de fédérer les acteurs des politiques temporelles des diverses collectivités.

L’approche collective de la gestion du temps permet d’étaler dans le temps les pratiques individuelles de chacun, jouant ainsi sur le confort et la qualité du cadre de vie de tous.

Sur-Mesure : Du point de vue de l’aménagement, comment décririez-vous le temps, comment définir sa nature ?

Le temps est la 4e dimension de l’aménagement : il y a le plan (la 2D), le volume (le 3D) et le temps. Cet élément permet à la fois de prendre en compte l’évolution de la forme de la ville et d’y intégrer les usagers. En quelque sorte, le temps donne à lire les usages dans la ville et leur évolution.

Sur-Mesure : À l'heure où l'on remet sur le devant de la scène la question des "communs" peut-on considérer le temps comme un commun ? Ou est-ce davantage un bien individuel ?

Si le temps est entièrement laissé à la gestion individuelle, cela peut créer des tensions sur le territoire. Par exemple, dans le centre-ville de Rennes, différents usages se mélangent sur les mêmes horaires, tels que le sommeil ou la fête en fin de journée. Ces usages qui se retrouvent au même endroit au même moment obligent une certaine régulation. À l’inverse, quand tout le monde fait individuellement la même chose au même moment, cela peut créer d’autres tensions. Par exemple, quand tout le monde se déplace en même temps cela crée des embouteillages.

L’approche collective de l'aménagement du temps permet ainsi d’étaler dans le temps les pratiques individuelles de chacun jouant ainsi sur le confort et la qualité du cadre de vie de tous.

Ce changement a aussi permis à ces agents d’être plus visibles et plus intégrés dans la collectivité. C’est une approche gagnant-gagnant !

Sur-Mesure : Quelles sont les actions que vous avez pu mener depuis le début du Bureau du Temps ? Quels ont été les impacts sur la dynamique de la ville et sur le quotidien des Rennais ?

Depuis le lancement du Bureau du Temps, nous avons mené diverses actions aux géométries variables.

En 2005, nous avons mené une action pour lutter contre les inégalités sociales. Après nous être rendu compte que le fort turn-over parmi les agents d’entretien avait pour origine les horaires de travail, nous avons introduit les horaires en journée. Si cela a permis de limiter le turn-over, ce changement a aussi permis à ces agents d’être plus visibles et plus intégrés dans la collectivité. C’est une approche gagnant-gagnant !

Une autre action que nous avons menée en 2012 concerne les engorgements que pouvait connaître le métro aux heures de pointe. Un pic très marqué était visible entre 7h40 et 8h00, ce qui correspondait au début des cours à l’université. En échangeant avec l’université, le début des cours a pu être déplacé d’un quart d’heure pour la moitié des étudiants, permettant d’écrêter l’hyper pointe.

Un certain nombre de normes sociales structurent les journées des employés.

Cette modification a permis de régler des inconforts quotidiens et s’inscrit dans une logique de développement durable. Au lieu de construire des infrastructures toujours plus grandes, le changement de paradigme a permis de jouer sur les comportements afin de lisser les flux de mobilités dans le temps et ainsi satisfaire les besoins avec la même infrastructure.

Sur-Mesure : Un système similaire serait-il applicable aux entreprises ?

Étendre ce système à des entreprises est plus compliqué. À l’inverse d’une université qui est un unique donneur de temps fixant les horaires de milliers de personnes, imposer des horaires pour chaque entreprise serait à la fois compliqué et mal perçu.

Assez étonnamment, les conclusions d’études2 que nous avons menées mettent en avant un certain nombre de normes sociales structurant les journées de bureau.

L’idée est plutôt de jouer sur différents leviers à proposer aux salariés tout en leur donnant une certaine liberté dans la manière de fixer leurs horaires. Le télétravail est une solution qui pourrait être complétée par le télétravail en heure de pointe : une alternance entre le télétravail et le travail au bureau sur une même journée afin d’éviter les périodes de forte sollicitation des transports3. Ce système permet d’éviter l’effet pervers du décalage des horaires de bureau qui ne plaît pas à tous d’un point de vue social.

Sur-Mesure : Le temps est un élément immatériel, intangible. Comment agit-on concrètement sur cette dimension de la ville, grâce à quel outil ?

Afin de pouvoir agir, nous établissons tout d’abord ce que nous appelons le diagnostic temporel pour connaître les usages et les rythmes de vie des territoires. Ce diagnostic se base sur l’analyse de données de l’INSEE et des enquêtes ménages déplacements. Ces différences d’usages propres à chaque territoire, c’est ce que nous appelons les couleurs temporelles.

Une grille d’action qui renvoie à des éléments clés importants : la polyvalence, la mutualisation et la réversibilité.

Ces usages sont analysés selon une grille temporelle (le jour, la nuit, la semaine, le weekend, l’été, l’hiver, etc.). Grâce à cette lecture des usages dans le temps, nous serons à même de réfléchir à des bâtiments ou des services qui seront adaptés ou adaptables.

Sur-Mesure : Concrètement, comment cela se traduit-il au domaine de l‘aménagement ?

Cette grille est également une grille d’action qui renvoie à des éléments clés importants : la polyvalence, la mutualisation et la réversibilité.

Pour illustrer ces divers outils, on peut reprendre l’idée évoquée plus tôt d’un bâtiment initialement prévu pour un usage unique qui, grâce à cette grille d’action, s‘ouvre à d’autres usages. Cela peut se traduire dans des immeubles d’habitation par la construction d’un rez-de-chaussée avec une hauteur sous plafond suffisante pour permettre l’usage du local par un commerce ou un bureau si les besoins évoluent.

Par ailleurs, un outil a été réalisé par le réseau Tempo territorial. Il s’agit du guide « Prendre en compte le temps dans l’aménagement »4 construit sous forme de fiches pratiques.

Faut-il concevoir un projet depuis les usages actuels de la ville ou faut-il laisser une marge de manœuvre pour faire évoluer le projet et ainsi prendre en compte les usages futurs de la ville ?

Sur-Mesure : Selon vous, y a-t-il un impératif de prise en compte de la temporalité dans les projets urbains ?

Nous avons fait une grille de lecture à destination des aménageurs pour leur fournir des éléments pour les aiguiller sur la prise en compte du temps et des usages dans leur pratique d'aménagement. Cette prise en compte est un plus, pas un impératif.

Cet élément a été testé dans la programmation de quelques projets sur notre territoire, cela nous a donné quelques pistes d’idées. Cependant, c’est une démarche qui arrive parfois en contradiction avec d’autres enjeux.

Sur-Mesure : Existe-t-il un moyen d’intervenir entre le moment de réflexion du projet et sa construction et son appropriation par les usagers ?

Votre question en renvoie à une autre : faut-il concevoir un projet depuis les usages actuels de la ville ou faut-il laisser une marge de manœuvre pour faire évoluer le projet et ainsi prendre en compte les usages futurs de la ville ? Deux exemples pour illustrer : le plan guide de l’île de Nantes, qui tout en s’urbanisant a su intégrer les nouveaux usages de la ville, et l'Hôtel Pasteur à Rennes qui est ouvert à des appropriations et usages évolutifs.


  1. Actuellement, 10 % du temps de vie est consacré au travail, contre 40 % en 1900 

  2. Enquête Temps et Congestion (non disponible sur internet). Cette enquête menée en 2018 sur la zone d’emploi du numérique de Beaulieu à Rennes (zone qui comporte une part importante de CSP+), a mis en évidence que 80% des interrogés disaient avoir des horaires libres et pourtant 90% arrivaient quotidiennement à la même heure.  

  3. Pour en savoir plus : https://metropole.rennes.fr/sites/default/files/inline-files/Le%20teletravail%20en%20heure%20de%20pointe_Vdef_0.pdf 

  4. Guide « Prendre en compte le temps dans l’aménagement » pour renforcer la prise en compte de l’approche temporelle dans les démarches d’aménagement. Ce guide est accessible en ligne sur Tempo Territorial : http://tempoterritorial.fr/le-guide-prendre-en-compte-le-temps-dans-lamenagement-est-en-ligne/ 

Pour citer cet article

Catherine Dameron, « Le temps, la 4e dimension des villes », Revue Sur-Mesure [En ligne], mis en ligne le 26/01/2021, URL : https://www.revuesurmesure.fr/contributions/le-temps-la-4eme-dimension-des-villes