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Battre aux rythmes de la ville

Saisir les mouvements du quotidien des personnes âgées en pleine crise sanitaire

matière à repenser les solidarités

Dans un quotidien chamboulé par le Covid, les micros-liens de solidarité des habitants âgés d’un territoire rural ont été fragilisés. Carton Plein a souhaité saisir ces formes de solidarité informelle et leur recomposition en s’immisçant au plus près des habitants et interroger les formes de participation plus collectives qui pourraient se développer pour renforcer le lien intergénérationnel.

Loin des chiffres du Covid et des grands événements, les petits changements dans le quotidien sont autant de micros situations qu'il faut saisir comme un bouleversement, mais aussi comme un regard renouvelé sur nos vies. Ce sont justement ces petites choses, de l’ordre de l’anodin et de l’ordinaire, que l’association pluridisciplinaire Carton Plein est allée observer dans le cadre de la recherche-action Vieillir Vivant ! 1. Celle-ci s’ancre dans six territoires aux contexte et échelles singuliers en France, allant de la cité périphérique de la banlieue de Paris, aux cœurs de villages dans le Livradois-Forez 2. Cette démarche de recherche inter-territoriale laisse la part belle à l’immersion, à l’observation au plus près du terrain, et aux outils d’analyse et de restitution sensible, pour expérimenter des projets sur mesure, en réponse aux problématiques locales.

Le Livradois-Forez : un laboratoire du vieillissement en milieu rural

Dans le Parc Naturel Régional du Livradois-Forez, le vieillissement important de la population s’explique par un taux de natalité relativement bas, un net déficit de jeunes adultes et par l’arrivée de personnes proches de la retraite. Ce phénomène serait accentué dans les années à venir, et plus marqué dans l'espace rural que dans le périurbain3. Terrain d’études privilégié de l’association Carton Plein, c’est alors naturellement que nous avons fléché la communauté de communes Ambert-Livradois-Forez pour enquêter dans le cadre de Vieillir Vivant ! Entre le centre bourg d’Ambert et les hameaux périphériques isolés, la première phase de l’enquête, restituée ici, est basée sur la rencontre avec des habitants âgés. La crise du Covid-19, par les changements dans les habitudes de vie qu’elle génère, devient ainsi prétexte à interroger plus globalement le rapport des individus au temps et à l’espace dans ce territoire rural.

Une démarche d’enquête sensible pour recueillir les micro-sociabilités existantes et leur bouleversement à l’aune du Covid

Notre enquête commence Rue de Goye, dans le centre-bourg d’Ambert. Notre casquette de « voisins » nous permet d’aborder plus facilement les habitants et d’engager les échanges4. Ces derniers, répétés, deviennent liens et consolident les petites sociabilités courantes, l’enquête devenant elle-même prétexte au prendre-soin.

Des coups de main et micro-liens de sociabilité comme manière de veiller sur l’autre ?

Sous le porche d’entrée d’un immeuble de logement social, nous croisons M. G., âgé de 75 ans, en train de balayer le palier de sa porte d’entrée. Depuis le premier confinement, le quotidien du retraité, ordinairement occupé entre la réparation de voitures à la casse du coin et des petits bricolages pour les voisins, s’est vu brutalement bouleversé. Or si ces petits travaux journaliers rythmaient la vie de M. G., ils constituaient aussi de véritables services rendus à la population, prétextes de surcroît à l’émergence ou au maintien de liens de voisinage. Face à leur arrêt soudain, c’est ainsi une sociabilité de quartier qui s’affaiblit.

« En temps normal, mon copain de la casse me laisse une voiture en centre-ville, je passe beaucoup de temps chez lui à réparer des vieilles voitures. On vient même me voir avec des télés des fois ! » - M. G., habitant du centre bourg d’Ambert.

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M. G. balayant devant son logement rue de Goye.

A quelques pas de là, toujours Rue de Goye, vit M. V., au rez-de-chaussée de cette maison bourgeoise. Après quelques mots échangés à la fenêtre, l’octogénaire nous invite à entrer. Nous interrompons une discussion avec un vieil homme, l’un des seuls à venir encore le voir chez lui, alors qu’avant le Covid, c’était une dizaine de personnes par jour qui franchissait le pas de sa porte, pour papoter, lire le journal, boire un café ou prendre l’apéro. Ces habitudes, de l’ordre du rituel, constituent des moments de solidarité, simples et joyeux, mais aussi précieux. L’ancien brocanteur, installé ici depuis longtemps, nous fait ainsi l’état des liens qui existent et perdurent dans le quartier, entre échange informel et solidarité plus ancrée.

« Ici c'est la rue des cerveaux ! Quand je suis arrivé il y en avait qui étaient là depuis toujours, ils connaissaient tout de la rue, ils racontaient les histoires de pays... J'étais brocanteur et j'avais arpenté le coin ! On avait de quoi causer. » - M. V., habitant du centre bourg d’Ambert.

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M. V. chez lui.

Dans cet acte de socialisation courante s’illustre aussi une manière de prendre soin de l’autre, qui ne pourra jamais être remplacée par une veille professionnelle. C'est un quotidien de liens qui permet de voir une personne flancher, de détecter des difficultés, de donner un coup de main ou de pallier à l’éloignement de la famille et à la solitude.

Le porte-à-porte réalisé à l’échelle du centre-bourg d’Ambert a ainsi mis en lumière ces relations de voisinage qui semblent être propres à une manière d’habiter le centre-bourg. Nous avons plus particulièrement souligné ces petites sociabilités à l'œuvre, dont les personnes âgées sont majoritairement à l’origine. Habitants depuis plus longtemps des lieux ou présents sur des plus longues temporalités dans la journée, les retraités ont inéluctablement un rôle à jouer dans le maintien de cette entraide de voisinage. Cette veille informelle constitue selon nous un levier important pour permettre aux personnes âgées de rester chez elles le plus longtemps possible, car finalement, les personnes que nous avons rencontrées nous ont semblé très peu seules.

La réinvention de lieux de solidarité pour (et par !) les personnes âgées dans les communes isolées

Dans un second temps, nous avons souhaité élargir notre regard sur les communes plus isolées qui caractérisent le territoire du Livradois-Forez, pour tenter de comprendre quelles autres formes de solidarité envers les personnes âgées se développent dans ce territoire de moyenne montagne.

Alors, lorsqu’il a dû fermer ses portes, c’est à la fois l’activité quotidienne des bénévoles, mais aussi l'ensemble des liens de solidarités du village qui ont été impactés.

Dans le contexte si spécifique de crise sanitaire, nous avons sollicité un acteur majeur de la solidarité envers les personnes âgées, le réseau des médiathèques, pour se rapprocher plus facilement de cette catégorie de la population, fortement touchée par le Covid. Le réseau, présent dans 37 communes via ses points lecture, se compose en effet d’une grande majorité d’adhérents est âgée de plus de 60 ans, mais aussi de bénévoles pour la plupart retraités.

Dans le bourg de Valcivières, au nord-est d’Ambert, nous rencontrons Monique, bénévole d’une soixantaine d’années chargée de la médiathèque du village. Ce petit lieu chaleureux invite à prendre une pause dans son quotidien. Hors du temps - et hors période de crise -, s’y côtoient parents et grands-parents autour d’un café, pendant que les enfants et petits-enfants lisent et s’amusent. Ce point lecture semble être un espace important de la commune de 200 habitants, où l’on vient tout autant pour bavarder que lire et profiter d’un service public. Alors, lorsqu’il a dû fermer ses portes, c’est à la fois l’activité quotidienne des bénévoles, mais aussi l'ensemble des liens de solidarités du village qui ont été impactés.

« Ici, en temps normal, c’est le lieu où l’on « macoune », c’est-à-dire où l’on « se rassemble, parle ensemble »en patois de Valcivières » - Monique, principale bénévole de la médiathèque de Valcivières.

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A Valcivières, un point lecture chaleureux où il fait bon « macouner ».

Face à ce bouleversement, salariés et bénévoles ont dû se réinventer, pour faire continuer de faire vivre ces lieux de solidarités. Sur la commune de Cunlhat par exemple, la mise en place d’un feuilleton littéraire, en visio, basé sur la lecture de chapitres d'ouvrage par les usagers et bénévoles du lieu, a permis de conserver une forme de lien entre adhérents, et plus globalement entre habitants du territoire, malgré l’éloignement physique. Prétexte aussi pour garder contact avec ses voisins durant cette période particulièrement difficile pour les personnes les plus isolées.

Véritables ressources, et potentiels lieux de réinvention des formes de lien social et d’entraide quotidienne, les médiathèques sont ainsi apparues comme un maillon important de la solidarité envers (et par !) les personnes âgées dans ce territoire vaste et enclavé.

Des hypothèses créatives pour vieillir demain dans le territoire rural du Livradois-Forez

Qu’il s’agisse du centre bourg d’Ambert ou des communes plus isolées, les micros-liens de solidarités semblent avoir été fragilisés durant la crise du Covid. Cette situation de basculement sociétal rend toutefois propice le renouvellement de ces liens et donne envie de se pencher sur les nouvelles formes qu’ils sont amenés à prendre.

Cette situation nous invite à penser des formes de participation plus collectives pour renforcer le lien intergénérationnel

Dans le centre-bourg d’Ambert, l’un des enjeux est de pouvoir renforcer et mieux accueillir les solidarités de voisinage. Il nous faudrait alors repenser collectivement des formes d’organisations spatiales, d’habitats intermédiaires et de services adaptés aux réalités des besoins et modes d’habiter des personnes âgées, en s’appuyant notamment sur le bâti du centre ancien, dont une grande partie est aujourd’hui vacante.

Dans les territoires plus isolés, il est primordial de conforter les petits liens de solidarités existants, mais aussi de cultiver les relations entre les générations. L’implication des plus jeunes, dans les réseaux associatifs notamment, semble en effet nécessaire pour que ces derniers perdurent dans le temps. Or aujourd’hui les jeunes ne trouvent pas toujours leur place au sein de ces réseaux, pourtant supports de solidarité. Cette situation nous invite à penser des formes de participation plus collectives, pour renforcer le lien intergénérationnel mais aussi contribuer à la réinvention du « prendre soin », essentiel dans cette zone rurale de moyenne montagne. Et si le collectage de récits auprès des habitants âgés, porteurs d’histoires locales, pouvait contribuer à cette réinvention, tout en redonnant de la visibilité à la parole des personnes âgées ?


  1. Vieillir Vivant ! est un labo pluridisciplinaire de recherche / création autour du vieillissement. Il rassemble aujourd’hui une quinzaine de professionnel.les (designers, sociologues, artistes, architectes, urbanistes culturel.les …) ainsi que de nombreux.ses complices autour de 6 expérimentations territoriales. La recherche action du même nom est appuyée par la CNSA.  

  2. Dans chacun des territoires, des résidences ont été menées en décalé, en embarquant systématiquement au niveau local des personnes âgées et leur entourage (aidants, voisins, familles, complices), des acteurs culturels et/ou actifs dans le lien social des aînés, et des institutions en charge du vieillissement sur le territoire. L’éclatement de l’équipe pluridisciplinaire Vieillir Vivant ! dans chacun des territoires a permis d’identifier au préalable un réseau de complices locaux, et explique le choix des terrains d’études. 

  3. Sources : Insee, Recensements de la population 2007 et 2012.  

  4. Échanges sous forme d’entretiens semi-directifs et de discussions de bords de fenêtres principalement. Cette approche sensible du milieu dans lequel nous vivons et travaillons, crée un prétexte à sa re-découverte, selon un mode d’enquête ethnographique fréquemment utilisé par l’équipe pluridisciplinaire. 

Pour citer cet article

Carton Plein, « Saisir les mouvements du quotidien des personnes âgées en pleine crise sanitaire », Revue Sur-Mesure [En ligne], mis en ligne le 15/05/2021, URL : https://www.revuesurmesure.fr/contributions/saisir-les-mouvements-du-quotidien-des-personnes-agees-en-pleine-crise-sanitaire-matiere-a-repenser-les-solidarites