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Habiter, des désirs au projet

La métropolisation, un modèle intégrateur ?

Portrait social des nouvelles fractures territoriales

A l'heure de la montée en puissance des métropoles dans l'aménagement du territoire, Christophe Guilluy pointe l'apparition des zones de la "France périphérique", en observant le profil de leurs habitants et leurs niveaux de fragilités sociales. Le parti pris de l'analyse est posé : celui des nouvelles fractures territoriales. Le débat public ouvert : celui de l'avenir de la cohésion sociale.

Sur-Mesure : Vos travaux de géographie sociale portent sur les nouvelles fractures territoriales françaises. Vous distinguez à ce titre deux grands ensembles : les aires métropolitaines mondialisées et les zones périphériques. Pouvez-vous préciser le sens de ces notions ?

Christophe Guilluy : En premier lieu je m’intéresse à l’évolution des classes populaires sur le plan social et géographique. Ceci m’a conduit à analyser la recomposition des nouvelles « classes moyennes ». A l’intérieur de celles-ci je distingue donc les catégories plus modestes qui hier représentaient le socle de la classe moyenne occidentale. Dans mes analyses je pars ainsi des gens pour arriver au territoire. En cela, ce n’est pas du déterminisme géographique.

Le concept de « France périphérique » est arrivé lorsque j’ai entamé en 1995 un travail de représentation de la carte des ouvriers et des employés en France. J’ai constaté que leur localisation avait évolué (à Paris par exemple la part des ouvriers et employés est passée de 48 % en 1982 à 25 % en 2013) et qu’ils se trouvaient majoritairement à l’écart des grandes métropoles mondialisées.
Cette carte-là se trouvait être le négatif de ce que j’appelle la « carte d’état-major » des classes politiques dirigeantes, calquée sur la carte des grandes aires métropolitaines. La classe médiatique, universitaire et politique n’a pas vu que depuis plusieurs années l’ensemble des catégories modestes s’étaient délocalisées à l’écart des territoires métropolitains. J’ai compris que nous avions là l’application stricte du modèle de la mondialisation économique et de ses conséquences ambivalentes.

Depuis plusieurs années l’ensemble des catégories modestes se sont délocalisées à l’écart des territoires métropolitains. J’ai compris que nous avions là l’application stricte du modèle de la mondialisation économique et de ses conséquences ambivalentes.

Sur-Mesure : Vous interrogez les typologies statistiques de l’INSEE qui découpent les territoires en zones urbaines, périurbaines, rurales. En quoi votre analyse, ayant conduit à l’identification de ce que vous nommez la France périphérique, est différente ?

Christophe Guilluy : L’INSEE découpe le territoire en fonction de ses modes d’urbanisation et le présente aujourd’hui comme ayant 80% de sa surface urbaine ou sous influence urbaine – ce qui comprend les territoires dits « périurbains » - et 20% de territoire rural1. Cela nous renseigne sur la densité, la croissance démographique des espaces et leurs « migrations pendulaires », mais ne dit rien de la manière dont ils se clivent socialement. Pour traiter cette question j’ai donc élaboré une typologie plus fine de ces territoires, auxquels j’ai appliqué ensuite un indicateur de « fragilité sociale »2, commune par commune. Ceci m’a conduit à distinguer deux grands ensembles : d’un côté, un bloc de quinze grandes métropoles3 qui représentaient environ 40% de la population, et de l’autre, la France périphérique, représentant 60% de la population. Selon cette définition, la France métropolitaine regroupe donc 40 % de la population française, contre 60 % dans la France périphérique. Les communes se répartissent entre 13 % dans la France métropolitaine et 87 % dans la France périphérique.

Fallait-il en retenir un peu plus, ou un peu moins ? Cela relève à mon sens d’un débat byzantin, dans la mesure où la tendance observée n’est pas remise en cause. Et même s’il existe bien évidemment une diversité au sein de ces territoires, on peut dégager un éventail sociologique spécifique : d’un côté, un binôme inégalitaire dans les métropoles – les catégories supérieures à un bout du spectre, et les catégories populaires immigrées précaires à l’autre bout – et de l’autre côté, les catégories modestes dans les espaces plus « égalitaires » de la France périphérique.

Sur-Mesure : Quels sont les risques induits, en termes de dynamiques socio-économiques à long terme, pour les habitants de ces territoires en situation de « fragilité sociale » ?

Christophe Guilluy : On observe une rétractation de l’emploi dans la France périphérique, à l’inverse des grandes métropoles, même si l’on trouve des exceptions locales. On connaît les zones désindustrialisées du nord de la France, mais dans les régions dynamiques de l’ouest, il y a une vraie différence entre Nantes, Rennes, Brest, et la Bretagne intérieure. La révolte des bonnets rouges en est un symptôme : les gens savent que la fermeture d’une usine ne sera pas compensée par l’ouverture de trois postes ou d’offices de tourisme … ! La dynamique foncière allant de pair avec l’attractivité démographique des lieux, les métropoles deviennent des sortes de « citadelles inaccessibles » pour ces catégories modestes, sujettes à la sédentarisation.

On observe une rétractation de l’emploi dans la France périphérique, à l’inverse des grandes métropoles, même si l’on trouve des exceptions locales.

Sur-Mesure : Partant de ce constat, quelles sont les grandes lignes de débat public que vos travaux sur les fractures territoriales, largement médiatisés, ont permis de tracer ?

Christophe Guilluy : Je veux montrer que l’on vit le temps de l’érosion de la classe moyenne occidentale comme catégorie « homogène ». C’est un événement gigantesque mais qui n’est pas mis en lumière. D’autre part, j’introduis une distinction entre la notion de « fragilité sociale » et celle de « pauvreté », qui renvoie à un indicateur précis, à savoir 60% du revenu médian de l’ensemble des Français. L’indicateur de fragilité sociale indique lui que les habitants des territoires périphériques pourraient basculer dans la pauvreté. Mais ce travail m’a aussi permis de constater que si dans les métropoles, la pauvreté est plus « visible » en raison de sa concentration, le nombre de pauvres est plus important, mais plus dispersé dans la France périphérique, telle que je la décris ! On met en avant le fait qu’il y a beaucoup de pauvres dans le 93. Donc en stock, ils sont plus nombreux que par exemple, dans un département comme le Cantal. Sauf qu’il y a beaucoup de « Cantal ».

Ce travail m’a aussi permis de constater que si dans les métropoles, la pauvreté est plus « visible » en raison de sa concentration, le nombre de pauvres est plus important, mais plus dispersé dans la France périphérique.

Sur-Mesure : Cette géographie des fractures sociales porte un risque de désolidarisation de certaines populations vis-à-vis d’un modèle politique républicain intégrateur. Qu’en est-il ?

Christophe Guilluy : On touche là au versant plus politique de mes travaux. Ce risque-là existe, me semble-t-il, pour toutes les catégories populaires. On assiste en effet depuis vingt ans à une désaffiliation des catégories modestes vis-à-vis de la politique qui se manifeste dans l’abstention ou le vote extrême. Cela se traduit en banlieue par un phénomène de repli communautaire, notamment autour de l’islam, et un vote extrême dans certains territoires périphériques. Ces catégories populaires n’entendent plus le monde « d’en haut », au sens large. Les médias, les politiques, les universitaires, ce monde-là perd de la valeur. C’est à mon sens une rupture historique, car une société qui fonctionne est une société ou le monde d’en haut parle au nom du bas et où le bas considère que le haut est honorable. On arrive à un moment où cet ensemble là ne fait plus société. C’est là le véritable problème politique.

Une société qui fonctionne est une société ou le monde d’en haut parle au nom du bas et où le bas considère que le haut est honorable. On arrive à un moment où cet ensemble là ne fait plus société. C’est là le véritable problème politique.

Sur-Mesure : La classe politique dirigeante, notamment celle des trois derniers mandats, s’est positionnée par rapport à votre travail, reprenant parfois à son compte le concept de France périphérique. Qu’en est-il réellement advenu ?

Christophe Guilluy : Aujourd’hui 90% des gens qui pensent le territoire sont des libéraux qui défendent les logiques de marché, avec l’idée que ce modèle profitera in fine à tous. Cela renvoie à la « théorie du ruissellement » des métropoles vers les autres territoires, un renouvellement à mon sens du concept de « main invisible » d’Adam Smith. Sauf que lorsque l’on mesure ses effets depuis vingt ans, on se rend compte que ça ne fonctionne pas comme ça. A ce titre il y a un changement entre les Trente Glorieuses et aujourd’hui, car le système économique continue de créer de la richesse, mais moins de gens sont intégrés. C’est un effet malheureux de la mondialisation. Sauf qu’il existe encore peu d’idées partagées et de solutions convaincantes autour de ce problème du côté des décideurs.

Le système économique continue de créer de la richesse, mais moins de gens sont intégrés. C’est un effet malheureux de la mondialisation. Sauf qu’il existe encore peu d’idées partagées et de solutions convaincantes autour de ce problème du côté des décideurs.

Sur-Mesure : Cela s’apparente-t-il à un vide politique sur ces questions là ?

Christophe Guilluy : Cela renvoie surtout à l’idéologie du laisser-faire, mais contrairement à ce qui se passait il y a vingt ans, les idéologies sont plus dissimulées. Car les partisans de la société ouverte sont en réalité les tenants de la société fermée, et les mêmes qui prônent un discours positif sur les métropoles sont souvent ceux qui ont des stratégies résidentielles d’évitement et de grégarisme social. A chaque nouvelle sortie d’un rapport sur les ZUS le même constat est posé, avec des dynamiques d’embourgeoisement total du parc privé d’un côté, et de l’autre des flux migratoires qui font stagner le niveau social des ZUS. Il est évident qu’on se dirige vers un accroissement des inégalités et que l’on ne fait rien pour l’enrayer, finalement.

Sur-Mesure : Cela pose de profondes questions de modèles politiques à long terme. Vous faites le portrait d’une France coupée en deux avec d’un côté les gagnants de la mondialisation, et de l’autre les perdants. Quels sont les modes de vie et les nouvelles formes de solidarités qui se développent dans la France périphérique ?

Christophe Guilluy : Les solidarités existantes sont ce que j’appelle les solidarités contraintes. Des conditions de vie relativement précaires obligent les gens à développer des formes d’entraide et d’échanges de services (sur les déplacements, la garde des enfants etc.). D’autre part, dans les sociétés multiculturelles, les gens ont aussi besoin de préserver un capital social et culturel, ce qui implique de posséder un minimum de valeurs communes. Ainsi je ne crois ni à l’anémie de la France périphérique, ni à l’hypersociabilité des « bobos » parisiens. Et comme je le dis souvent, le multiculturalisme à 1000 euros par mois ce n’est pas comme le multiculturalisme à 10000 euros par mois. Si les métropoles connaissent des logiques de morcellement, elles peuvent encore profiter à ceux qui y vivent, et qui bénéficient des politiques publiques qui y sont menées. Inversement, elles jouent au détriment des catégories modestes de la France périphérique, sauf qu’il n’y a pas de prescripteur d’opinion pour les défendre, donc c’est une France sans voix.

Dans les sociétés multiculturelles, les gens ont aussi besoin de préserver un capital social et culturel, ce qui implique de posséder un minimum de valeurs communes.

Sur-Mesure : Le comportement d’évitement qui se manifeste en réaction à la métropolisation, ou à la mondialisation, peut-il se transformer en une aspiration à vivre autrement, un contre-modèle ?

Christophe Guilluy : Ces territoires possèdent des richesses en termes d’environnement, de modes de vie. Les gens en sont conscients et perçoivent aussi les limites de l’hypertrophie de certains territoires métropolisés, qu’on peut penser par analogie avec le modèle des hypermarchés. Un effet de concentration et de surabondance de l’offre, dans des créneaux inégalitaires. C’est un modèle des années 60 appliqué au territoire, que l’on nous présente comme étant l’hyper-modernité.

C’est un modèle des années 60 appliqué au territoire, que l’on nous présente comme étant l’hyper-modernité.

Sur-Mesure : On aurait ainsi à long terme, une tendance au renforcement des aires métropolitaines étendues contre des territoires de la France périphérique. Existe-t-il une autre voie possible ?

Christophe Guilluy : Le débat n’est pas : pour ou contre la mondialisation, ou pour ou contre le multiculturalisme, le réel a déjà tranché. C’est celle de la mondialisation heureuse ou malheureuse. Car dans l’Allier aussi, vous avez de la mondialisation, et les territoires qui connaissent une désertification de l’emploi comme dans le Nord ou à l’Est en subissent les conséquences. Cependant on peut encore décider de laisser filer le marché en s’accrochant à la théorie du ruissellement, ou tenter de mettre sur pied un modèle socialement durable pour ces villes périphériques - les petites villes et les villes moyennes qui connaissent un continuum socioculturel. Pour que cela fonctionne il faut qu’il y ait quelque chose de structuré politiquement, et le grand problème de cette France périphérique c’est qu’elle n’a pas de représentant. La fracture passe à l’intérieur des partis. La démocratie arrivera pour moi à s’en sortir si l’on arrive à prendre en compte la question sociale à l’assemblée nationale et à débattre autour de ces deux ensembles-là, en se posant la question des politiques d’aménagement.

Le débat n’est pas : pour ou contre la mondialisation, ou pour ou contre le multiculturalisme, le réel a déjà tranché. C’est celle de la mondialisation heureuse ou malheureuse.

Sur-Mesure : Pour terminer, que pensez-vous des réflexions du gouvernement actuel au sujet des villes moyennes, qui appartiennent en grand nombre à la France périphérique ?

Christophe Guilluy : Il y a une attention et non plus une invisibilité comme cela avait pu être le cas auparavant. Mon analyse interpelle en raison des proportions dégagées : 60% de la population dans la France périphérique et 40% dans les territoires métropolitains. Cela relativise la proportion classique des 20% de ruraux, 80% d’urbains. Car l’on ne peut pas strictement poser que la métropolisation englobe aujourd’hui 80% d’urbains, alors qu’entre Paris et Châlons-en Champagne on est peut-être dans l’urbain, mais pas dans la même catégorie. Cependant, la question des villes moyennes ne peut être réduite à celle du commerce, comme cela semble être le cas aujourd’hui, car ce qui pèse énormément c’est le contexte économique de la région. Les marges de manœuvre ne sont pas énormes car le pays est endetté et cherche à faire des économies, et le problème est complexe dans la mesure où la mondialisation dépasse les frontières et les politiques d’aménagement nationales. Cependant la fracture entre les métropoles et les périphéries, présente presque partout dans le monde, commence à peser sur la recomposition politique. Le poids culturel de cette France-là devient donc incontournable.


  1. Plusieurs notions statistiques élaborées par l’INSEE découpent le territoire national. La notion « d’unité urbaine » désigne une commune ou un ensemble de communes présentant une zone de bâti continu (pas de coupure de plus de 200 mètres entre deux constructions) qui compte au moins 2000 habitants. La notion « d’aire urbaine » recouvre les ensembles de communes d’un seul tenant et sans enclave constitués par un pôle urbain (unité urbaine) contenant au minimum 1500 emplois, et par les communes rurales ou unités urbaines (couronne périurbaine) dont au moins 40% de la population résidente ayant un emploi travaille dans le pôle ou dans des communes attirées par celui-ci. Les aires urbaines et les communes multipolarisées font partie des territoires « sous influence urbaine ». Les espaces ruraux regroupent alors l’ensemble des petites unités urbaines et communes rurales n’appartenant pas à l’espace à dominante urbaine (pôles urbaines, couronnes périurbaines et communes multipolarisées). Source : INSEE. 

  2. L’indicateur de fragilité sociale est construit à partir de huit indices : part des ouvriers (1) et des employés (2) dans la population active, évolution de la part des ouvriers et employés dans la population active (3), part de l’emploi à temps partiel (4) et de l’emploi précaire (5) dans la population active, taux de chômage (6), part des propriétaires occupants précaires (7), revenus médians (8). Voir GUILLUY Christophe, La France périphérique, Paris, Flammarion, 2015, p. 27  

  3. Le « bloc » des quinze plus grandes métropoles désigne les quinze aires urbaines de France les plus peuplées au sens de l’INSEE, qui comptent chacune au moins plus de 350 000 habitants. Il s'agit des métropoles de Paris, Lyon, Marseille-Aix-en-Provence, Toulouse, Lille, Bordeaux, Nice, Nantes, Strasbourg, Grenoble, Rennes, Rouen, Toulon, Douai-Lens, Montpellier. Voir GUILLUY Christophe, La France périphérique, Paris, Flammarion, 2015, p. 25 

Pour citer cet article

Christophe Guilluy, « La métropolisation, un modèle intégrateur ? », Revue Sur-Mesure [En ligne], mis en ligne le 05/04/2018, URL : https://www.revuesurmesure.fr/contributions/la-metropolisation-un-modele-integrateur-portrait-social-des-nouvelles-fractures-territoriales