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Habiter, des désirs au projet

Politiques d’habitats : quels nouveaux modèles, pour quels territoires ?

Dans ce second volet, Anne-Katrin Le Doeuff revient sur la capacité d’innovation et d’expérimentation des territoires en matière de politiques de logement. Habitat participatif, organisme foncier solidaire… Tour d’horizon et mise en perspective des modèles émergents face à de nouvelles trajectoires résidentielles individuelles et collectives, et des territoires sous ou hors “tensions”.

Sur-Mesure : Dans notre précédent entretien, nous discutions des évolutions et des innovations récentes en matière de planification et de gouvernance des politiques d’habitat. Intéressons-nous maintenant aux évolutions des modes d'habiter et des nouveaux modèles résidentiels. Tout d’abord, quelle distinction faites-vous entre “loger” et “habiter” ?

Anne-Katrin Le Doeuff : Dans mes cours à l’ESSEC1, j’évoque souvent la nuance proposée par l’OMS2 sur la différence entre le logement et l’habitat. Ce dernier va au-delà de la cellule “logement”, avec une interdépendance entre le lieu où je loge et l’environnement urbain dans lequel il se trouve. Cela pointe l’enjeu des interactions sociales et de la proximité jusqu’à l’environnement “sociétal”.

Je rapproche aussi le logement de la notion d’accueil, tandis que l’habitat renvoie davantage à la notion d’usage.

On utilise à cet égard encore trop souvent le terme de “peuplement”, dans un rapport administré entre l’institution et le citoyen, écrasant au regard de la réalité des choix résidentiels. Or, l’on sait qu’un demandeur de logement social sur deux refuse le logement qu’on lui propose. C’est le symptôme qu’on ne lui soumet pas les bonnes propositions. À ce terme-là je préfère donc celui “d’accueil”.

Sur-Mesure : Les villes en croissance connaissent un phénomène d’étalement urbain sur leur périphérie. Quelles sont les modes d’habiter et les politiques qui se développent pour encadrer ce phénomène ?

Anne-Katrin Le Doeuff : La prise de conscience des problèmes d’étalement urbain reste timide. Mais l’effet de mode autour de la notion de “territoire détendu” fait son chemin et devrait permettre aux différents acteurs de l’habitat de prendre conscience que c’est essentiellement la résultante d’un phénomène de concurrence territoriale et de migrations résidentielles. Ainsi, construire des lotissements en périphérie a pour conséquence de vider les centre-villes et, dans ce schéma, une fois que la première couronne est consommée, c’est la deuxième, puis la troisième qui le deviennent dans une espèce de fuite en avant. La Loi NOTRe3 de 2015 donne des lueurs d’espoir car l’extension des périmètres des agglomérations permet d’ajuster l’échelle d’intervention au plus près des réalités urbaines. Pour une bonne partie de la première génération des PLH4, assis sur les anciens périmètres, il était presque déjà trop tard car le grignotage périurbain avait mécaniquement dépassé les limites de l’intercommunalité, qui demeure l’espace de gouvernance. L’extension des intercommunalités permet a contrario de retrouver une échelle plus adaptée, mais pourrait paradoxalement conduire à une accélération du phénomène : dans les territoires où l’intercommunalité reste la somme des intérêts individuels, ceux des petites communes périphériques risquent de prévaloir sur ceux du centre, créant un déséquilibre dans la gouvernance.

Sur-Mesure : Le modèle de “l’écoquartier”, qui correspond à la génération du Grenelle de l’environnement5 - pour ne citer que celui-ci - se voulait être un type de réponse à l'étalement urbain, en proposant des solutions innovantes et des aménités urbaines en vue d’accueillir et d’attirer la population dans des quartiers denses. Quel regard y portez-vous ?

Anne-Katrin Le Doeuff : À ce sujet, je citerai Alain Jung,Vice-Président de l’Eurométropole de Strasbourg, président du réseau national des collectivités pour l'habitat participatif6, qui utilise l’expression “d’effets collatéraux” en référence à l’habitat participatif. Lorsque l’on fait le bilan des projets d’écoquartiers réalisés, on observe que tous les objectifs d’excellence n’ont pu être atteints. Néanmoins, ces démarches “puristes”, parfois poussées à l’extrême, ont eu des effets collatéraux notables et positifs, au sens où elles ont fait évoluer les pratiques.

Sur-Mesure : L'habitat participatif est précisément un modèle de conception émergent, qui exprime un choix de valeurs et démontre un nouveau rapport au logement. S’agit-il encore d’opérations isolées, ou allons-nous vers une démocratisation du modèle ?

Anne-Katrin Le Doeuff : La résonance de l’habitat participatif dans les politiques locales de l’habitat est récente et a été très rapide. Les premières démarches, militantes et un peu élitistes, ont évolué vers une vraie démocratisation du modèle et un développement quantitatif assez important. Les collectivités s’y sont intéressées car elles ont entrevu une opportunité pour répondre à plusieurs préoccupations : une autre vision de la mixité sociale, l’émergence de la notion de solidarité et une certaine dimension anti-spéculative. Pour les développer, les pouvoirs locaux se sont tournés vers leurs partenaires les plus proches et historiquement reconnus, que sont les organismes HLM. Le mouvement HLM a réagi plutôt positivement parce que les valeurs associées au modèle faisaient partie de leur ADN, tout en étant une occasion de se démarquer et d’innover. L’épiphénomène se transforme en un nouveau petit segment de marché7, souvent posé comme objectif dans les PLH, allant jusqu’à la réservation de foncier ou le financement d’ingénierie, sans compter les promoteurs qui commencent à s’y intéresser. Le terme d’Alain Jung est donc assez juste ici : on n’est plus dans une approche puriste du modèle, il innerve et fait émerger de nouvelles pratiques, accordant aussi plus de choix aux citoyens.

Sur-Mesure : L’habitat participatif se réserve-t-il à des publics, à des besoins spécifiques, dans un contexte prédisposant ?

Anne-Katrin Le Doeuff : Nos enquêtes montrent que ce n’est pas uniquement un sujet urbain : 32 % des projets se développent en ville, 32% en secteur rural, 21% en périurbain et 15% en centre-bourg. Cela se développe donc dans des contextes très différents, pour répondre à des enjeux multiples. Il est souvent perçu comme le couteau suisse ou la recette miracle permettant de résoudre les lacunes du marché classique. Les projets d’habitat participatif en secteur détendu, dans le périurbain ou en quartier politique de la ville sont vus un vecteur d’empowerment, permettant de donner la capacité aux habitants de se saisir de leur trajectoire résidentielle, pour passer d’un logement subi à un logement choisi. Tandis que les projets en secteur très tendu peut constituer un outil anti-spéculatif intéressant, ce qui explique aussi la mobilisation des métropoles. Ces deux approches sont finalement assez ambivalentes. La question est donc de savoir à quelles problématiques ce modèle peut répondre. En tous les cas, il demeure fondamental que les citoyens soient soutenus dans ces démarches au risque que le sens de ces projets ne se désagrège. 60% des projets sont issus d’initiative citoyenne et si l’accompagnement est important en phase conception, il l’est tout autant dans la durée.

Sur-Mesure : La disponibilité et le prix du foncier restent néanmoins le nerf de la guerre pour résoudre la question de l’accès au logement. À ce sujet, les organismes fonciers solidaires (OFS) développent des solutions nouvelles. Quels en sont les ressorts et en quoi représentent-ils une nouvelle conception de la propriété en France, relativement conservatrice ?

Anne-Katrin Le Doeuff : Le modèle des organismes fonciers solidaires a été introduit dans la loi ALUR par Audrey Linkenheld (ancienne Maire adjointe à Lille et députée), puis confirmé dans la loi Macron de 2015. C’est un modèle issu des Community Land Trust France aux Etat-Unis8. Il répond à une volonté partagée de maîtriser davantage les marchés du logement et leurs effets spéculatifs. En effet, le marché du logement est essentiellement un marché du recyclage, de l’ancien, et c’est le seul de ce type que l’on considère comme devant être générateur de plus-value. Le modèle l’OFS part du postulat que le foncier joue un rôle prépondérant dans l’évolution des prix : il va alors opérer un démembrement entre le foncier et le bâti afin d’en amortir les effets pour les ménages. Concrètement, un bail réel solidaire (BRS)9 est mis en place : la personne est propriétaire de son logement mais reste locataire du foncier. Ce bail présente des clauses perpétuelles (plafonds de ressources, prix encadrés pour la revente…), et est rechargé automatiquement à chaque cession ou transmission. Les prix demeurent encadrés sur le long terme car le coût du foncier est porté par l’OFS et répercuté sur plusieurs générations d’accédants, et non plus sur une seule. Ce dispositif présente un caractère très administré car de nombreuses clauses peuvent être incluses : interdiction de location, encadrement des travaux, etc.

Sur-Mesure : Qui le met en œuvre et dans quel contexte ?

Anne-Katrin Le Doeuff : Lille Métropole a été le premier territoire à mettre en œuvre ce dispositif. Il y a aujourd’hui une diversité d’acteurs qui s’y intéressent : puissances publiques comme Rennes métropole, opérateurs, comme les Etablissements Publics Fonciers du Pays-Basque et de la Vendée ainsi que la Foncière solidaire en Ile-de-France. Pour certaines collectivités, c’est une façon de sanctuariser les aides à pierre, qui deviennent alors, une forme d’aide à la personne, du fait de la faiblesse des clauses anti-spéculatives. C’est un dispositif adapté aux territoires tendus et un outil fort de maîtrise et d’encadrement de l’accession dans les quartiers en politique de la ville et les centre-bourgs. À Rennes, nous avons accompagné le développement de cet outil pour la requalification d’une tour de logements sociaux, afin d’éviter qu’elle ne se transforme en copropriété dégradée. Les OFS font également partie de nos préconisations pour intervenir sur la division pavillonnaire, car le bail permet de contrôler les travaux à la parcelle.

Sur-Mesure : En décembre dernier, Jacques Mézard, Ministre de la cohésion des territoires, a présenté les premières mesures du Gouvernement pour les “territoires ni ruraux, ni métropolitains”, désignant les villes moyennes où le marché est détendu. Quels sont les investissements et les stratégies pertinents pour ces territoires “en décroissance” ?

Anne-Katrin Le Doeuff : Espacité travaille depuis plusieurs années auprès des territoires défavorisés et nous avons rédigé un rapport avec la fédération des OPH10 sur la question des territoires détendus. Je pense que nous avons passé l’étape de la reconnaissance nationale de ce problème. Les politiques nationales se sont longtemps inspirées des modèles des métropoles, reconnues comme innovantes, mais qui ne sont pas adaptés à toutes les situations, notamment dans les villes moyennes ou en déprise. L’enjeu consiste à présent à évoluer d’une logique d’exception à une capacité d’innovation locale. Mais les exemples d’un autre mode de conception de la ville, tel que Nevers, sont encore peu nombreux. Il y a aussi une diversité de situations à prendre en compte : un territoire détendu l’est-il en raison de la désindustrialisation, ou d’un mouvement de périurbanisation lié à une mobilité résidentielle incontrôlée des ménages ? On voit bien que les réponses à apporter ne sont pas les mêmes dans ces deux cas. Les territoires concernés commencent tout juste à accepter d’envisager des scénarios alternatifs à ceux calqués sur les territoires les plus dynamiques. Au sein des PLH, peu d’élus sont prêts à assumer un schéma de décroissance urbaine et beaucoup énoncent des objectifs incantatoires d’une croissance depuis longtemps perdue. Dans les quartiers en rénovation urbaine, cela implique des négociations sensibles sur la relocalisation des logements sociaux démolis avec, d’un côté l’attente légitime exprimée par l’ANRU11 d’y promouvoir une meilleure mixité sociale, et de l’autre, la réalité des marchés locaux et le maintien, ou non, des aménités urbaines. Accepter de n’y rien reconstruire, c’est entériner que les derniers atouts présents - commerces et équipements de proximité plutôt abondants - disparaissent, dans l’attente d’un retour à meilleure fortune assez improbable. L’étape d’après, à savoir “les solutions pour gérer ces territoires” à une échelle pertinente, n’a pas encore été élucidée. En tous les cas, ce n’est plus un sujet obscène, c’est un sujet à venir.


  1. Ecole Supérieure des Sciences Économiques et Commerciales 

  2. Organisation Mondiale de la Santé 

  3. Loi de 2015 portant Nouvelle organisation territoriale de la République, fait partie de l’acte III de la décentralisation et prévoit notamment le renforcement des compétences des intercommunalités. 

  4. Créé en 1983, renforcé par la Loi d’Orientation pour la Ville (1991) et nécessairement réalisé à l’échelle intercommunale depuis la loi ENL (Engagement national pour le Logement, 2006), puis la loi MOLLE (Mobilisation pour le Logement et la Lutte contre l’Exclusion, 2009), le Programme Local de l’Habitat, détermine les objectifs et les actions en matière de logement pour une durée de 6 ans. 

  5. Grenelle de l’Environnement, ensemble de rencontres politiques initiées en 2007 à l’échelle de la France, visant à prendre des décisions de long terme en faveur de l’environnement et du développement durable. Il s’est concrétisé par les lois Grenelle I et Grenelle II, se traduisant en mesures en matière d’urbanisme durable, de maintien de la biodiversité ou bien encore de la réduction des gaz à effet de serre. 

  6. http://www.rnchp.fr/ 

  7. En croisant les données exploitées dans le cadre d’une étude nationale menée pour la Caisse des dépôts et consignations, Espacité estime la production issue de l’habitat participatif à plus de 600 logements par an dans les prochaines années. 

  8. http://www.communitylandtrust.fr/index.php - Les Community Land Trusts (CLT) constituent une approche opérationnelle alternative à la propriété privée du sol et à l’appropriation individuelle de la ressource foncière sous forme de rente ou de plus-value, source d’inflation des prix de l’immobilier et d’inégalités dans l’accès au logement et au territoire. 

  9. Le bail réel solidaire est réservé aux organismes fonciers solidaires. Il permet aux OFS, propriétaires d’un terrain, bâti ou non, de consentir à un preneur des droits réels temporaires en vue d’une location de longue durée (jusqu’à 99 ans) ou de l’accession à la propriété d’un logement à usage d’habitation principale. 

  10. Office public de l’Habitat, rapport disponible ici : https://tinyurl.com/y8emgz54 

  11. Agence Nationale de la Rénovation Urbaine 

Pour citer cet article

Anne-Katrin Le Doeuff, « Politiques d’habitats : quels nouveaux modèles, pour quels territoires ? », Revue Sur-Mesure [En ligne], mis en ligne le 27/01/2018, URL : https://www.revuesurmesure.fr/contributions/politiques-dhabitats-quels-nouveaux-modeles-pour-quels-territoires