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Habiter, des désirs au projet

Villes en décroissance : comprendre les symptômes, anticiper les risques

Frappées par la désindustrialisation, l'isolement ou le vieillissement de la population, les villes en décroissance démographique sont diverses et nombreuses dans le paysage mondial des villes fragilisées. En France, elles souffrent souvent d'un manque d'anticipation des pouvoirs publics et d'erreurs d'aiguillage de leurs politiques d'habitat voire d'un certain abandon. Diagnostic avant opération.

Sur-Mesure : La décroissance des villes est une problématique désormais mondiale. Observe-t-on un phénomène uniforme ? Peut-on établir des typologies de villes en décroissance ?

Sylvie Fol : Ce sont les questions que nous nous sommes posées, avec un réseau de chercheurs travaillant sur les Shrinking Cities, auquel j’appartiens1. Nous constations que ce phénomène se développait dans des contextes très différents. Nous avons conclu que les processus actuels de globalisation engendrent d’importantes inégalités entre les grandes métropoles - territoires gagnants, et les espaces périphériques exclus de cette globalisation. Ces processus globaux se conjuguent à des contextes locaux particuliers permettant de comprendre la diversité des situations nationales.

Sur-Mesure : Pouvez-vous nous donner quelques exemples ?

Sylvie Fol : Au Japon par exemple, la globalisation s’inscrit dans un contexte de faible dynamisme démographique (natalité basse et restriction de l’immigration) qui a entraîné des effets en chaîne. D’abord dans les territoires ruraux isolés puis dans les petites villes, les villes moyennes industrielles et jusqu’aux banlieues des grandes métropoles, comme à Osaka2.
Le cas des Etats-Unis se situe à l’extrême opposé : dans la fameuse Rust Belt3 dont les villes-centres perdent de la population, la chute démographique n’est pas l’effet du solde naturel, mais d’un phénomène conjugué de désindustrialisation et de suburbanisation, aux résultats tout aussi problématiques.

La question de la régulation de la décroissance par l’Etat et les pouvoirs publics entre aussi en ligne de compte. Dans les deux exemples précités, les politiques d’Etat ont eu tendance à ne rien faire ou même à accentuer ces processus. Ailleurs, comme en Allemagne, l’Etat a pu intervenir de manière très précoce et active pour enrayer les phénomènes de décroissance urbaine. Ici, des événements politiques (chute du Mur et migrations vers l’Ouest) ont renforcé le déclin de l’Est du pays alors que les principales villes de l’Est étaient déjà en perte démographique dans les années 1980. Ainsi, après le constat, au début des années 2000, d’une énorme vacance des logements, qui est l’indicateur numéro 1 de la décroissance, l’Etat a mis en place un programme de démolitions intense et coûteux appelé « Stadtumbau Ost ».

La décroissance est un processus global qui se combine aux configurations locales. Il s’agit d’une tendance lourde pour nos villes, qui risque de s’amplifier du fait de la mondialisation et de la flexibilité qui en découle pour l’implantation des entreprises. Un territoire en développement peut donc se retrouver soudainement décroissant parce qu’abandonné suite à l’épuisement de ses ressources industrielles ou minières. Des shrinking cities apparaissent ainsi dans des pays émergents ou à forte croissance démographique, comme la Corée, le Brésil ou la Chine. Par ailleurs, la seconde transition démographique est en marche dans les pays du Nord, qui sont inéluctablement amenés à perdre de la population. Cela aboutit à des effets spatiaux marqués, particulièrement dans les petites villes.

La décroissance est un processus global qui se combine aux configurations locales. Il s’agit d’une tendance lourde pour nos villes, qui risque de s’amplifier du fait de la mondialisation et de la flexibilité qui en découle pour l’implantation des entreprises.

Sur-Mesure : Qu’en est-il du cas français ?

Sylvie Fol : En France, le phénomène n’était pas particulièrement manifeste jusqu’à une période récente. Aujourd’hui, il touche majoritairement les villes de petite taille et, dans une moindre mesure, les villes moyennes. Quant aux grandes villes, elles ne sont quasiment pas concernées, sauf exception : Saint-Etienne, Le Havre, Le Creusot, Charleville-Mézières, des villes surtout localisées dans le Nord et l’Est de la France.
Les villes françaises en décroissance sont aussi caractérisées par une localisation assez circonscrite à la « diagonale du vide », ainsi qu’au Nord et à l’Est du territoire. Le profil-type, c’est donc une petite ville dans une ancienne région industrielle ou minière, le plus souvent déconnectée des réseaux de transport et de communication, isolée des grandes métropoles dont elle ne parvient pas à tirer les bénéfices. Ce sont souvent des villes court-circuitées par la réorganisation des systèmes urbains et par le processus de concentration croissante dans les grandes villes de la richesse, des emplois et de l’économie.

Le profil-type, c’est une petite ville dans une ancienne région industrielle ou minière, le plus souvent déconnectée des réseaux de transport et de communication, isolée des grandes métropoles dont elle ne parvient pas à tirer les bénéfices.

Sur-Mesure : Comment mesurer et anticiper ce phénomène ?

Sylvie Fol : Pour définir et mesurer le phénomène, on est prisonniers des données dont on dispose. La décroissance est un processus multidimensionnel : la perte de population en est un bon indicateur, facile à obtenir et qui permet des comparaisons aux échelles nationale et internationale, mais assez fruste pour caractériser un phénomène également économique, social et urbain. Toutes les dimensions de la vie urbaine sont affectées : c’est le cercle vicieux de la décroissance, difficile à appréhender statistiquement.
Toutefois, dans le cadre d’un programme de recherche auquel je participe4, des démographes strasbourgeois5 s’attachent à approfondir les analyses sur la base d’autres critères (économie, social, emploi), et à préciser l’approche démographique (comment les villes perdent-elles de la population ?), ce qui permet alors d’entrer dans une compréhension beaucoup plus fine des mécanismes de la décroissance.

Toutes les dimensions de la vie urbaine sont affectées : c’est le cercle vicieux de la décroissance, difficile à appréhender statistiquement.

Sur-Mesure : On arrive rapidement à se poser la question de ces ménages qui restent ou partent, affectés par la décroissance urbaine. Comment arrive-t-on aujourd’hui à les décrire et à les caractériser ?

Sylvie Fol : C’est encore un chantier à explorer. A l’échelle de la France, on constate que les villes en décroissance les plus emblématiques ont perdu leurs populations les plus qualifiées. Elles ont ainsi subi un processus de mobilité sélective, notion qui décrit assez bien les mobilités résidentielles des villes en décroissance. Restent des populations captives, sachant qu’existent également des jeux de mobilités résidentielles internes à ces aires urbaines.
En plus des ménages quittant l’agglomération, les autres ménages qui le peuvent, par exemple les ménages biactifs, en mesure d’accéder à la propriété, quittent la ville-centre pour s’installer en périphérie, donnant lieu à un phénomène accentué de paupérisation de ces villes-centres où ne restent, comme à Forbach, Vichy ou Nevers, que les personnes âgées, les immigrés et les plus pauvres.

Sur-Mesure : Comment les collectivités locales et les acteurs des politiques de l’habitat appréhendent-ils ce phénomène ?

Sylvie Fol : Les collectivités locales considèrent ce phénomène comme un problème, qui appelle de leur part des stratégies souvent « classiques », inspirées des politiques menées dans les métropoles, pour tenter de se rendre à nouveau attractives pour des ménages de classe moyenne, des jeunes, etc., ce qui, selon moi est une illusion.
D’autres chercheurs6 ont constaté, dans des villes de Champagne-Ardenne comme Vitry-le-François, Saint-Dizier ou Châlons-en-Champagne, que les populations restantes sont non seulement très paupérisées mais aussi tellement durablement éloignées de l’emploi qu’elles ont perdu leurs repères et leurs capacités d’intégration dans la société. Ce sont des questions complexes.
Les responsables des organismes HLM dans les territoires en décroissance sont ainsi aujourd’hui très troublés par l’évolution des populations occupant leur patrimoine, qui éprouvent de plus en plus de difficultés7. On n’arrive plus à décrire ces ménages avec les indicateurs et les termes classiques, si bien que les bailleurs sociaux souhaitent lancer des études sociologiques pour mieux comprendre ces populations, caricaturées par certaines approches politisées de la « France périphérique ». Les acteurs des villes en décroissance décrivent aussi la désertion de ces villes par les services publics, pourtant particulièrement importants pour ces populations précarisées. Cela contribue probablement à un sentiment d’abandon chez les habitants, de plus en plus ressenti dans ces territoires en décroissance.

Les collectivités locales recourent à des stratégies souvent « classiques », inspirées des politiques menées dans les métropoles, pour tenter de se rendre à nouveau attractives pour des ménages de classe moyenne, des jeunes, etc., ce qui, selon moi est une illusion.

De fait, les politiques d’Etat françaises, en particulier la révision générale des politiques publiques et la rationalisation des services publics, ont contribué à accentuer les difficultés de ces villes déjà très fragilisées par les recompositions économiques à l’œuvre. De façon plus générale, les territoires en décroissance souffrent du retrait de l’Etat Providence et de certaines « politiques d’austérité ».

Sur-Mesure : Quels sont les effets de la décroissance urbaine sur l’habitat : en termes d’occupation, sur le produit logement et sur le marché résidentiel ?

Sylvie Fol : Il est indispensable ici d’évoquer la vacance résidentielle et les politiques publiques qui ont contribué à ce phénomène. Dans les années 2000, partant du postulat qu’il y avait une pénurie de logements dans les grandes villes, des politiques que l’on peut qualifier de « conquérantes » ont été mises en oeuvre. Sans tenir compte des contextes territoriaux, une offre importante de logements a été créée, qu’il s’agisse de logements sociaux mais aussi de logements privés issus des processus de défiscalisation. Mécaniquement, une suroffre de logements a été créée là où ce n’était pas nécessaire, ayant pour triple conséquence une vacance du parc, une dévalorisation des anciens logements et une perte de compétitivité du parc social du fait des faibles loyers du parc privé. On aboutit ainsi à un marché déformé, où tous les segments de l’offre se font concurrence.

A un échelon plus local, les collectivités ont très peu contenu l’urbanisation périphérique, alors vue comme un moyen de maintenir les services et la population, donnant lieu à la construction de programmes résidentiels en périphérie des villes, qui ont contribué à dévaloriser encore davantage l’offre des villes-centres et des centres-villes.

On aboutit ainsi à un marché de l'habitat déformé, où tous les segments de l’offre se font concurrence.

Sur-Mesure : Quels sont les outils à disposition des acteurs de l'habitat pour encadrer ce phénomène ?

Sylvie Fol : Il existe encore aujourd’hui très peu d’outils, financiers et techniques, à disposition des communes pour réhabiliter les logements existants. C’est pourquoi la construction neuve paraît encore la meilleure solution pour renouveler le parc local, entraînant toujours plus de vacance dans un parc ancien plus du tout adapté à la demande, souvent insalubre et trop dense. Cette vacance, sauf exception (comme à Roubaix et dans le bassin minier, où le parc social reste en bien meilleur état que le parc privé), est aussi sensible dans les logements sociaux de la plupart des villes en décroissance comme Forbach, Nevers ou encore Vichy8 qui détient l’un des records en la matière. La question des outils est donc à présent un fort enjeu pour le renouvellement de politiques publiques dans ces contextes.


  1. Réseau « Shrinking Cities International Research Network »  

  2. Voir BUHNIK S., 2010, « From shrinking cities to toshi no shukushō : identifying patterns of urban shrinkage in the Osaka Metropolitan Area », Berkeley Planning Journal 

  3. La Rust Belt (« Ceinture de la Rouille ») désigne une région industrielle du Nord-Est des Etats-unis, dont les industries lourdes ont connu un déclin économique au tournant des années 70, et qui fait aujourd'hui l’objet de politiques de reconversion. 

  4. Programme Altergrowth, financé par l’Agence Nationale de la Recherche et coordonné par Vincent Béal alterpo.hypotheses.org 

  5. Voir Nicolas Cauchi-Duval & Frédérique Cornuau & Mathilde Rudolph, « La décroissance urbaine en France : les effets cumulatifs du déclin », Métropolitiques, 26 avril 2017. URL : metropolitiques.eu/La-decroissance-urbaine-en-France,1093.html 

  6. Notamment Yoan Miot et Max Rousseau, cf. « Décroître pour survivre ? Démolitions et transition énergétique à Vitry‑le‑François », Métropolitiques, 29 Juin 2017, URL : metropolitiques.eu/Decroitre-pour-survivre.html 

  7. Ces éléments sont reportés par Marie Mondain au sujet des organismes HLM de l’Aisne et de l’Yonne dans le cadre de sa thèse en cours intitulée « Décroissance urbaine et redéfinition du rapport des organismes de logement social aux territoires », en convention Cifre avec La Fédération des Offices HLM 

  8. Programme de recherche « La rétraction des services et commerces dans les villes petites et moyennes » coordonné par S. Baudet-Michel, S. Fol et C. Queva au sein de l’UMR Géographie-cités 8504, financé par la politique scientifique de l’Université Paris 1, le Labex DynamiTe, la Caisse des Dépôts et Consignation, le Commissariat Général à l’Égalité des territoires. parisgeo.cnrs.fr/spip.php 

Pour citer cet article

Sylvie Fol, « Villes en décroissance : comprendre les symptômes, anticiper les risques », Revue Sur-Mesure [En ligne], mis en ligne le 13/04/2018, URL : https://www.revuesurmesure.fr/contributions/villes-en-decroissance-comprendre-les-symptomes-anticiper-les-risques