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Reprendre la ville

Faire le mur

prendre la ville au pied de la lettre

Bock nous présente dans son travail un rapport sensible profond entre le corps, l’outil et la matière. Ses lettrages donnent à comprendre une pratique de la ville qui lui permet d’en maîtriser les rythmes, d’en révéler les textures. Le résultat visuel est secondaire. Le temps de l’œuvre lui permet de faire le mur.

J'ai commencé à faire des graffitis à partir des années 2000. Ayant toujours aimé dessiner, je me suis mis au départ à copier des graffitis sur papier pour m'amuser, notamment des productions de groupes comme la « Gream Team » (Chaze, Dize, Goze, Oeno, Psy...), les OC (Rest, Tore, Zeky) et les MAC (Kongo, Juan, Psyckoze, Pwoz, Alex, Lazoo...). Progressivement je me suis pris au jeu et me suis passionné pour le « lettrage ». À la manière d'un designer automobile qui arrondit ou qui tire ses traits pour donner un air drôle ou agressif à sa voiture, je m'amusais à donner du caractère et à travailler l'enchaînement des lettres de mon nom : BOCK.

La peinture à la bombe est venue après et très progressivement : j'ai mis du temps avant de faire sur mur, ce que je faisais sur papier. La peinture sur mur m'attirait car elle offrait des possibilités de dégradé, de couleur ou de format que n'offraient pas le papier et le crayon. Je voulais faire en grand, comme les productions que j'admirais dans les magazines. J'avais pas mal d'amis qui tagguaient, je savais donc ce qu'était une bombe et où en trouver. Le passage du papier au mur s'est fait timidement : j'ai commencé seul, à l'abri des regards, tranquille. Mon but n'était pas de mettre mon nom partout dans la rue, mais plutôt d'aller aussi loin que possible dans le résultat fini. Je voulais un résultat qui claque graphiquement, un mur qui soit un spectacle.

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Par commodité dans les lignes suivantes, j'utilise le terme de « graffiti » pour designer la pratique traditionnelle du lettrage et de la peinture sur mur à l'aérosol. Je ne fais pas référence à la pratique du tag, du vandal ou autre... Je n'utilise pas non plus le mot de « street art » qui pour moi ne désigne rien de compréhensible, tant le mot est valise.

La bombe aérosol est un outil parfait pour faire des tags (signature) sur tous types de supports, mais pour faire des chose plus élaborées, c'est une technique assez rebutante : il faut faire des gestes rapides et précis (sinon ça coule !), éviter les traits mous ou tremblants, s'assurer des proportions du dessin sur le mur et faire les contours après les aplats de couleurs. J'ai donc pas mal galéré au début mais je progressais. J'ai persévéré.

Quand je peins, je me tais et je m'installe dans mon monde.
J'écoute du son et je vais à mon rythme.

Comme le rap, le graffiti était aussi un truc cool. Ce n'était pas qu'une mode pour moi, mais le graffiti, avec ses codes, ses initiés, sa réputation, ses « crews » (groupes de taggueurs/graffeurs), formait un monde auquel je voulais appartenir. Cela me permettait de me singulariser et d'appartenir à une communauté (ce qui est important à l'adolescence). Il y a les surfers, les geeks, les sportifs... et les graffeurs !

À force de faire, et de fréquenter les mêmes lieux, on croise forcément des gens, parfois des gens dont on admire le travail ou simplement des gens sympas (ou pas d'ailleurs), et les associations se font assez naturellement. Je faisais donc à 50-50 des peintures seul et des fresques avec des amis. En général quand je peins, je me tais et je m'installe dans mon monde. J'écoute du son et je vais à mon rythme. Mais entre les moments de peinture, c'est toujours sympa d'être avec des amis, de partager un barbecue, d'écouter de la musique. Au sens large donc, peindre c'est aussi nouer des relations avec des gens et des lieux.

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C'est une communauté qui s'observe beaucoup : les gens, les noms, les styles sont connus et tout cela circule beaucoup sur la toile. En graffiti comme en cuisine ou en architecture, la circulation des images et des vidéos produit des stars, des modes, des styles, des recettes et de l'uniformisation. Pour moi le graffiti est une pratique artistique, plus que politique. Que le graffiti finisse par se commercialiser pourquoi pas... mais, que le graffiti se sclérose dans une mode ou dans un académisme, cela me gêne.

Au départ le lieu m'était indifférent. Un grand mur vierge que je puisse peindre tranquillement, c'est tout ce que je cherchais. Souvent donc, je me retrouvais dans des friches industrielles ou des lieux à l'abris des regards. En peignant les murs, je ne pensais pas à me « réapproprier la ville », ni au droit à l'espace public, encore moins à Henri Lefebvre. Pour moi donc, le graffiti n'avait rien de politique, c'était plutôt une envie de création, que j'ai canalisée dans des codes d'expression, ceux de la culture hip hop. On pourrait peut être voir le tag, ou ce que l'on appelle le vandalisme, comme une forme de révolte contre un espace urbain aliénant, fonctionnalisé ou privatisé à l'extrême, mais je crois que tout cela reste un peu théorique.

Le graffiti n'est pas, à mon sens, une pratique d'embellissement des lieux, c'est d'abord une recherche artistique qui doit pouvoir assumer le risque d'ennuyer, de repousser, de provoquer.

Dans l'imaginaire collectif le graffiti est un art de rue et une pratique populaire. Un espace graffé, s'il n'est pas trop glauque, est un espace que l'on suppose démocratique, ouvert à tous et convivial. Pour moi au contraire, le graffiti est quelque chose d'assez élitiste, réservé aux amateurs qui savent décoder les lettrages, apprécier la précision d'une pièce, remarquer la finesse d'un outline (trait de contour), le fondu d'un dégradé, etc. Le graffiti n'est pas, à mon sens, une pratique d'embellissement des lieux, c'est d'abord une recherche artistique qui doit pouvoir assumer le risque d'ennuyer, de repousser, de provoquer. Je suis donc gêné lorsque je sens que le graffiti est plus proche du décor que de la pratique.

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Je me permets de citer ici un passage écrit par Juhani Pallasmaa (architecte et critique d'architecture) car je trouve que ce qu'il reproche à l'architecture pourrait être reproché au graffiti de la même manière : « l'hégémonie de l'œil n'a jamais été plus évidente dans l'art architectural que ces trente dernières années, alors que dominait un style d'architecture visant l'image spectaculaire et facile à mémoriser. Au lieu d'être une expérience existentielle, plastique et spatiale, l'architecture a adopté la stratégie psychologique de la publicité et de la persuasion instantanée ; les constructions sont devenues des produits-images détachées de toute profondeur et sincérité existentielle. »

C'est un peu grandiloquent, mais c'est aussi vrai pour une grande partie des productions du graffiti d'aujourd'hui, qui veulent plaire et impressionner d'abord. J'insiste sur ce point car, moi-même lorsque je peins, je lutte souvent contre ce que j'appelle la « tentation du beau dessin » qui consiste à faire simplement mais en plus grand, une « belle image » sur le mur. Je ne suis pas contre la démocratisation du graffiti en général, mais je crois que, le « succès » actuel du graffiti auprès du grand public, invite insidieusement les artistes à faire des « blockbusters » dont les ingrédients sont absolument récurrents : couleurs saturées et chatoyantes, mouvement, effets 3D ou démonstration d'habileté graphique, composition sans ambigüité.

Je me concentre davantage sur le procédé que sur le résultat final.

Même si j'ai encore beaucoup de plaisir à peindre à la bombe, mon travail actuel n'a plus grand chose à voir avec le graffiti. Mes lectures et le travail d'autres artistes (P.Soulages, M.Parmentier, D.Buren, P.Bloch, J.Pallasmaa.) m'ont ouvert l'esprit et m'ont aussi permis de faire la critique de mes propres peintures. Il serait trop long de discuter ici de leur travail, car toutes les thématiques qu'ils abordent m'intéressent et m'inspirent, pêle-mêle : le silence, la présence, le temps, l'allusion et la suggestion, le refus de l'expressionnisme, le refus de la peinture mime, l'importance de l'outil, la répétition, la disparition du sujet, la réhabilitation du sens du toucher, la pudeur, etc.

Aujourd'hui dans ma pratique, j'essaie au maximum de m'écarter de la figuration et de « l'effet waouh » de la couleur et du mouvement qui me fascinaient pourtant à l'époque. J'ai réduit ma palette de couleurs et changé de méthode pour aller vers des choses moins tunning et clairement plus personnelles. J'utilise la craie, l'acrylique et la bombe et je me concentre davantage sur le procédé que sur le résultat final.

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L'usage de la craie est à ma connaissance peu utilisé dans le graffiti. Je connaissais le travail de P. Beaudelocque, mais c'est plutôt après avoir lu P.Soulages (pour qui le résultat d'une peinture est avant tout guidé par l'usage de l'outil) que j'ai décidé d'utiliser la craie. C'est un matériau économique, simple à utiliser et qui renvoie à l'enfance. Le fait que la craie soit éphémère m'intéresse aussi, mais c'est secondaire. Contrairement à la bombe de peinture qui glisse sur tous les types de supports et qui couvre rapidement de grandes portions de mur, la craie est un outil lent, qui frotte sur le mur, fait ressortir ses aspérités et sa surface : c'est un matériau contextuel ! Écrire sur le mur est un processus lent, répétitif et contraint. À la bombe en revanche, je file librement sur toute la surface du mur. Je trouve ce contraste poétique et j'essaie d'en jouer.

J'aime cette idée du mur comme « réserve potentielle de temps ».

En général, en peinture, on ne perçoit pas le temps que l'artiste a mis pour réaliser sa fresque ou sa toile. Le résultat final se met au premier plan et empêche celui qui regarde d'appréhender la façon dont l'œuvre a été construite. J'essaie de faire l'inverse et de « déplier » ce temps de la construction sur le mur. Écrire à la main sur un grand mur, c'est nécessairement prendre son temps pour aller d'un point A à un point B et montrer ce cheminement. J'aime cette idée du mur comme « réserve potentielle de temps ». J'ai découvert que Pierrette Bloch travaillait déjà beaucoup cette thématique, ce qui ma conforté dans l'idée que cette démarche n'était pas complètement absurde.

Contrairement au dessin, l'écriture ne figure rien, elle me permet donc d'éviter de produire une image ou une signification qui soit assimilable immédiatement. J'ai commencé à écrire par plaisir, pour citer des textes de bouquins que j'aimais bien et éventuellement les assimiler, mais je ne souhaite rien raconter. D'ailleurs le texte que j'écris sur le mur est illisible la plupart du temps. L'écriture est plutôt un prétexte qui me permet de faire varier la texture du mur et de donner des qualités tactiles à la peinture. La peinture se regarde mais on peut l'appréhender de deux manières (pas forcément contradictoires) : par l'intellect (si c'est une image, un symbole, etc.) ou bien par les sens (si c'est une matière). On peut donc vouloir peindre ce que l'on comprend ou ce que l'on ressent. En concentrant mon travail sur la surface et non sur celui de la représentation, je penche clairement vers la deuxième voie. C'est un peu paradoxal de réaliser « une peinture à toucher » et pas une peinture à regarder, mais j'essaie !

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Dans l'évolution de ma pratique, je suis également plus attentif aux lieux que je choisis pour peindre : des sites calmes, où le format du mur s'accorde avec ma peinture. L'idéal est de trouver un site vierge de toute peinture et de s'appuyer sur son atmosphère (les urbanistes diraient « génie du lieu ») pour réaliser une peinture qui interagisse avec l'endroit. En pratique c'est plus difficile car il faut faire un important travail de repérage des lieux en amont et parfois prendre des risques pour s'y rendre. Certains sont passionnés par ce travail qui est devenu, je crois, une activité à part entière que l'on appelle l'urbex. Il est vrai que les lieux « hors du temps » ont une atmosphère particulière qu'il est intéressant d'exploiter. Mais je n'ai ni le temps ni l'énergie pour cela, alors je reste pragmatique et opportuniste.

Je fais avec les terrains que je connais ou que j'ai repéré par hasard. Je connais beaucoup de personnes qui refusent d'aller en terrain s'il n'est pas vierge. Peut-être que si j'étais plus exigeant, j'adopterais la même attitude. Mais mon travail n'est pas systématiquement contextuel pour l'instant, donc je continue à aller sur des terrains déjà peints. Il m'arrive parfois de recouvir ma peinture précédente pour en faire une nouvelle, par commodité, ou pour éviter de repasser sur quelqu'un d'autre. Certains sont très attachés à ce que leur peinture reste le plus longtemps possible sur un site sans être recouverte par une autre peinture (ce qui arrive souvent sur les terrains ou l'usage du graffiti est toléré). Je considère en général que c'est perdu d'avance, ce qui reste c'est la photo et le plaisir.