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Reprendre la ville

La ville comme jardin

concurrence d'usages sur la petite ceinture

Qu'elles soient publiques ou privées, les initiatives se multiplient en faveur de la reconquête des espaces délaissés. Des intentions louables, qui peuvent se heurter à des formes plus anciennes d'appropriation de la ville. À l’heure où beaucoup convoquent la notion de communs, Lisa Bertrand, porteuse de projet "Parisculteurs", partage avec nous ses interrogations quant à la légitimité de chacun.

Trouver sa place dans la ville

Quand on parle d’agriculture urbaine pour la première fois, on arrive rapidement à évoquer le maraîchage sur les toits comme on peut le voir sur des photos de Montréal, New York ou plus récemment Paris et d’autres villes françaises. C’est pratique, les toits : on s’y installe sans déranger personne, on améliore même la vue des quelques voisins qui les aperçoivent depuis leurs fenêtres. Mais installer des cultures en toitures, ce sont aussi des contraintes techniques et réglementaires qui entraînent des surcoûts très importants. Ce facteur a largement compté dans l’orientation de mon projet d’agriculture en ville.

Avec l’association Urbanescence, nous avons candidaté à l’appel à projets Parisculteurs

Ce projet, c’est une tisanerie : un endroit où l’on fait pousser des plantes aromatiques et médicinales pour y confectionner des infusions. Conseillant depuis plusieurs années les collectivités territoriales sur leurs stratégies de développement de l’agriculture urbaine, je suis bien placée pour savoir que la production de plantes à infusions reste anecdotique en région parisienne si on la compare aux serres, pépinières, maraîchages que l’on voit émerger depuis dix ans. L’idée est de proposer à la vente des infusions saines et vertueuses à prix accessibles pour tous les publics, produites localement et sans pesticide, ainsi que des ateliers pour apprendre à faire pousser et transformer des plantes médicinales simples telles que la menthe poivrée, la mélisse, la sauge…

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© Urbanescence

Avec l’association Urbanescence1, nous avons candidaté à l’appel à projets Parisculteurs2 lancé par la Ville de Paris début 2019 afin de trouver un lieu et commencer nos cultures. Pariculteurs propose aux acteurs de l’agriculture urbaine de prendre possession d’espaces délaissés (toits, friches…) appartenant à la Ville ou à ses partenaires. Suite aux visites des différents sites ouverts aux candidatures, c’est finalement une parcelle de la Petite Ceinture - ce chemin de fer faisant le tour de Paris et aujourd’hui inutilisé - qui nous a semblé la plus adéquate. Située dans le 13ème arrondissement, cette parcelle réunissait à nos yeux tous les critères favorables pour accueillir la tisanerie : d’une belle superficie, bien exposée, avec un container pour stocker nos outils, encaissée entre deux allées piétonnes et au sein d’un quartier populaire qui manque d’espace vert et qui pourrait profiter d’une initiative comme la nôtre. Cette parcelle est en plus voisine du centre socio-culturel local avec lequel nous nous sommes associés dès la rédaction du dossier pour proposer des animations au public. C’est finalement notre proposition qui a été retenue par le jury ! C’était la naissance de ce projet que nous avons appelé 13’Infuz – les tisanes de la Petite Ceinture.

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© Urbanescence

Rencontre avec les occupants invisibles du lieu

Suite à l’annonce de notre projet comme lauréat, nous nous sommes accordés entre porteurs du projet sur une vision inclusive de ce que deviendrait cette parcelle. L’objectif était de nous installer et cultiver sur une friche auparavant inaccessible et interdite à tout usage, mais aussi de pouvoir l’ouvrir pour les personnes qui vivent et travaillent dans ce quartier. Créer ce jardin d’abord pour nous et nos cultures, et rapidement en faire bénéficier les autres sur des temps convenus par des horaires de permanence : c’est le fonctionnement qui nous semblait le plus juste et faisable.

Les amateurs de promenades dans les Catacombes de Paris y transitent

Mais nous avons rapidement appris que ce terrain que nous croyions abandonné était en fait un lieu de passage. Les amateurs de promenades dans les Catacombes de Paris y transitent en escaladant les grilles pour accéder à une trappe située dans le tunnel dont l’entrée se trouve au fond du terrain. C’est aussi un lieu assez prisé des graffeurs et autres explorateurs urbains. Nous ne nous en sommes d’abord pas plus inquiétés, ne voyant pas ces pratiques du lieu comme des usages concurrents. Après tout, ces occupants temporaires et le plus souvent nocturnes ne font que transiter par le terrain et espèrent sans doute passer inaperçus : notre présence sur le site ne devrait pas les gêner, se disait-on.

La Ville de Paris ayant accepté que nous accédions au terrain immédiatement en attendant la signature de la convention d’occupation des lieux, nous avons obtenu très rapidement les clés et avons été immédiatement identifiés comme gestionnaires du site par certains habitants du quartier qui s’intéressaient au projet. À peine quelques jours après avoir eu ces clés, j’ai reçu un appel un dimanche soir de la part d’une habitante du quartier me prévenant que le cadenas du portail d’entrée de la parcelle avait été cassé, les grilles grandes ouvertes et qu’il y avait du monde à l’intérieur. Ce qui était devenu depuis peu « chez nous » était déjà vandalisé. La colère a pris le pas sur le vœu pieux d’accueillir tous les usages, même officieux, sur le terrain : de quel droit ces gens venaient sur « notre » terrain ? Allait-on devoir nous attendre à des dégradations régulières ? Venait-on tout juste de signer pour un cache-cache incessant avec un partenaire de jeu invisible ? Une fois sur place, le cadenas cassé, la grille béante et quelques ordures étaient les seuls témoignages d’un passage récent, tout le monde avait déjà déserté.

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© Urbanescence

Depuis ce soir-là, à chaque fois que nous nous rendons sur le terrain – c’est-à-dire une à deux fois par semaine – nous constatons que le container dans lequel nous stockons nos outils a subi des tentatives d’ouverture et nous ramassons quelques canettes de bière dispersées entre les cultures. Quand nous travaillons sur place, nous voyons des groupes de personnes de tous âges et de tous profils entrer et sortir du tunnel, comme si leur usage du lieu était tout aussi légitime que le nôtre. En interrogeant les personnes que nous croisons, c’est toujours le même constat : toutes les discussions sont cordiales, sans heurt, mais nous renseignent assez peu sur les intentions et les volontés des autres occupants du site. Impossible dès lors de voir la tisanerie comme notre terrain, elle est plutôt une extension ambigüe du domaine public sans contrôle possible.

Réclamer l’usage par petits pas

L’investissement personnel et émotionnel dans un tel projet provoque des ripostes spontanées qui peuvent être violentes, rigides, et qui n’appellent qu’à la surenchère. La réponse est difficile à trouver justement parce qu’elle doit se distinguer de la simple réaction primitive. Trouver la bonne réponse au conflit d’usages nécessite avant tout de se départir de l’idée que c’est « les autres contre nous ». Dans le cas de 13’Infuz, les cataphiles et autres usagers officieux de la parcelle ne s’en prennent pas à « nous » ni à « notre projet ». Leur usage, même si illicite, préexiste à notre occupation de la parcelle, ils réclament eux aussi leur droit à la ville même s’ils ne bénéficient pas de notre légitimité institutionnelle.

Nous avons décidé d’essayer de trouver un moyen de cohabiter

Le premier réflexe serait de tourner le dos à nos intentions premières et de barricader le site ou de demander à la Ville de fermer définitivement l’entrée du tunnel pour couper court à tout transit. Mais d’une part cela serait impossible, à moins de construire une prison, et d’autre part cela risquerait de créer des animosités plus violentes que les incidents que nous avons connus jusque-là. Nous avons décidé à l’inverse d’essayer de trouver un moyen de cohabiter : ne considérant plus cet espace comme réservé à notre seul usage, nous avons intégré l’idée qu’il serait partagé avec d’autres occupants, notamment les personnes qui faisaient déjà usage de ce lieu avant notre arrivée. Nos marges de manœuvre sont limitées car nous n’avons pas d’interlocuteur désigné avec lequel s’accorder sur une répartition de l’espace ou des temps d’usage du site, même si nous pouvons deviner des passages sur le lieu lorsque nous ne sommes pas là.

Le parti que nous avons pris est de gagner l’usage et notre légitimité sur le terrain petit à petit : se faire accepter tranquillement, dans la longueur. Nous avons décidé d’y aller progressivement et ne pas faire toutes nos installations d’un seul coup sur le site. À ce jour, nous n’avons mis en place qu’une partie de nos buttes de cultures. Celles-ci vont rester six mois avant que nous puissions planter dedans et réellement aménager le lieu. L’idée est de tester la réaction des autres occupants avant de passer à l’étape suivante.

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© Urbanescence

Nous avons aussi décidé de ne pas réparer un pan de la grille qui entoure le terrain et qui semblait avoir été retiré depuis un moment : laisser une porte dérobée afin de montrer notre intention de ne pas déclarer une guerre de territoires. Nous avons ajouté une pancarte simple, écrite à la main, pour que les occupants du terrain puissent nous identifier ainsi que nos intentions : « Bonjour, ici nous préservons la biodiversité. Merci de ne rien dégrader lors de votre passage ». Un moyen d’indiquer que nous avons bien connaissance des allers et venues sur le site et que nous ne souhaitons déloger personne. Reste à voir quelle est la durée de vie de cette pancarte dans un tel contexte : les mois prochains diront si ce mode de cohabitation convient.

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© Urbanescence

Renouer avec la vocation de l’agriculture urbaine

En prenant la ville, on l’enlève toujours à quelqu’un. On croit la conquérir en gagnant le droit d’occuper et de valoriser des terrains délaissés par les propriétaires du foncier. En réalité ces friches, ces espaces que l’on croit inutilisés sont déjà appropriés par des acteurs du territoire insaisissables : l’usage est tacite, il n’est pas déclaré mais il existe. Or les projets d’agriculture urbaine dépendent largement de ce type d’espaces. À moins d’être sur les toits ou bien de construire d’immenses serres et autres systèmes fermés et sécurisés qui seraient synonymes d’une nouvelle forme d’urbanisation des espaces naturels, les projets d’agriculture urbaine prennent place pour la plupart sur des terrains vagues. Ils sont ainsi exposés à cette problématique. C’est même l’une des fonctions des projets d’agriculture urbaine que de rendre un usage social, alimentaire ou pédagogique aux friches en ville ou dans leur périphérie3.

En prenant la ville, on l’enlève toujours à quelqu’un

Comme en témoigne le développement de l’exploration urbaine, les citadins ont besoin d’espaces d’expression et de liberté, hors des clous. L’exploration urbaine, le graff et l’agriculture urbaine ont un point commun : l’intérêt de leur pratique et leur popularité résultent d’un besoin de se réapproprier l’espace urbain. Né dans les années 1970 à New York et encore existant aujourd’hui, le mouvement Guérilla Gardening traduit une revendication manifeste de ce droit à la ville : les guerilleros végétalisent toute la ville, où bon leur semble, sans avoir à demander la permission ou à se soucier de qui est le propriétaire de tel mur, tel banc... Aujourd’hui institutionnalisé, le secteur de l’agriculture urbaine est plus diversifié et repose pour beaucoup sur le soutien des collectivités territoriales ou des acteurs privés qui mettent à disposition leur foncier. La désobéissance ne fait plus partie de son identité, ou très peu, elle a laissé place à d’autres fonctions constitutives de la ville que nous souhaitons pour demain : plus de nature, plus de lien social, plus de justice alimentaire.

Connaissant cette filiation entre les différents mouvements de reprise de la ville, on ne peut faire qu’un seul constat : il faut intégrer à la méthodologie de projet d’agriculture urbaine un diagnostic préalable de l’occupation du terrain. De la même façon que l’on procède à des inventaires faunistiques et floristiques afin de créer un projet qui ne compromet en rien la biodiversité in situ, il est nécessaire de veiller à garder en tête lors de la conception que les usages même officieux ont droit à leur préservation. Cela signifie par exemple de repenser les déambulations, non plus seulement en fonction de leur praticité pour le porteur de projet, mais aussi pour qu’elles permettent de concilier les usages licites et illicites du site. Penser le projet de cette façon permettrait d’éviter les incompréhensions et mauvaises surprises en s’installant, comme nous avons pu l’expérimenter. Cette posture demande une plus grande humilité de la part des concepteurs, car il s’agit de faire une place à des occupants a priori illégitimes dans la vie du lieu. Mais c’est un effort nécessaire pour que l’agriculture urbaine garde sa vocation de reconquête de la ville qui l’a fait naître.


  1. https://www.urbanescence.org/ 

  2. http://www.parisculteurs.paris/ 

  3. C Aubry, J Pourias (2013) L’agriculture urbaine fait déjà partie du “métabolisme urbain”, Déméter 

Pour citer cet article

Lisa Bertrand, « La ville comme jardin », Revue Sur-Mesure [En ligne], mis en ligne le 13/02/2020, URL : https://www.revuesurmesure.fr/contributions/la-ville-comme-jardin