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Battre aux rythmes de la ville

La nuit, rature dans la ville ?

Qu'est-ce qui se joue quand la ville diurne cède sa place à la nuit ? Alors que les night studies nous offrent un regard scientifique éclairant, les bouleversements actuels nous alertent sur la fragilité du domaine de la nuit. Cet article nous invite à reconsidérer la richesse des lieux nocturnes, et à chanter encore : « Quand la ville dort / Je laisse aller le sort / Je n'ai aucun remords » !

« La nuit tombe, et personne ne la ramasse. »
André Breton

« C’est au bord de la nuit que se lèvent les songes ; et de même c’est sur le seuil de la nuit que commence le rêve du temps. Le temps est une pensée du soir. »
Vladimir Jankélévitch

L’essor des night studies

Dans les années 1990, dans les villes de Leeds, Manchester, Leicester puis Sydney, Melbourne, Montréal ou encore New-York, émerge un courant de pensée au carrefour de la géographie, de l’urbanisme, de l’économie, de la sociologie, de l’anthropologie et du design de politiques publiques : les night studies. L’enjeu est alors de porter un nouveau souffle à des métropoles touchées par l’effondrement industriel, à travers la night time economy, ainsi que d’imaginer des usages nocturnes à même de relancer les centres urbains et de faire diminuer la délinquance.

En France, les night studies trouvent un terrain favorable dans le champ de la géographie, autour de pionniers comme le géographe Luc Gwiazdzinski, qui amorcent des études sur les temps et les rythmes des villes. La chrono-géographie ou chronotopie imprègne peu-à-peu la recherche académique et les politiques publiques attentives à la désynchronisation des temps sociaux et aux conflits d’usages au cœur de l’environnement nocturne. S’ensuivent, à Saint-Denis, Poitiers, Belfort, mais aussi Rennes, Lyon, Strasbourg ou Paris, des réflexions transversales vers un urbanisme de la nuit, coconstruit et négocié avec l’ensemble de ses parties prenantes et l’apparition de chartes, de bureaux des temps, d’observatoires et de Maire de la Nuit pour administrer cette « ressource obscurité »1.

À la fin des années 1990, la nuit semble avoir de beaux jours devant elle…

Au risque de la nuit

Or, et bien avant que l’on s’applique à couvrir la nuit dès 20 heures dans l’actuel contexte de crise sanitaire mondiale, les figures françaises des night studies inventorient les différents écueils qui menacent la nuit. « Dernière frontière de la ville » selon Luc Gwiazdzinski, la nuit envisage quatre destinées paradoxales : la banalisation par le jour (la ville des 24 heures), l'autonomisation (la séparation, au plan politique, du traitement de ces deux temporalités), l’explosion (le conflit permanent entre la nuit et le jour) et l’harmonisation (la conciliation entre la nuit et le jour).

L’obscurité, ressource commune de l’humanité, est menacée.

Le géographe s’inquiète d’un phénomène croissant de diurnisation (ou colonisation du jour par la nuit) au sein d’une vie économique étendant son activité de plus en plus loin dans l’espace et dans le temps, et dont les conséquences sont tant poétiques, politiques, qu’écologiques. Il rejoint là le constat d’activistes, tel que le Club du Néon en France ou le Dark Sky Movement au niveau mondial, qui dénoncent la pollution lumineuse d’une activité urbaine et économique réduisant comme peau de chagrin l’accès à l’obscurité et à la vision de la voûte céleste, faisant des 99% de la population occidentale les clones tristes de Jim Carrey dans The Truman Show avec son ciel orangé sous bulle.

L’obscurité, ressource commune de l’humanité, est menacée tant dans sa dimension temporelle, que par l’intensité des sources d’éclairages et la composition spectrale des sources lumineuses éclairant l’espace urbain, comme l’analyse le géographe Samuel Challéat dans son récent ouvrage Sauver la Nuit. Héritée d’une vision fonctionnaliste de la fabrique de la ville, notre manière d’éclairer la nuit veille à faciliter la mobilité, renforcer le sentiment de sécurité selon un principe de « prévention situationnelle » d’ordre symbolique davantage que performatif, et de communiquer en s’articulant à des stratégies de marketing territorial (à l’image de la Fête des Lumières à Lyon ou de la Lighting Urban Community International). Cette manière de faire ville fait basculer la nuit dans le régime du jour, et menace les temps de la ville d’uniformisation sous-tendue par une approche fonctionnaliste, capitaliste et sécuritaire de la ville. C’est ce que souligne Razmig Keucheyan dans Les Besoins Artificiels (2019) : « l’éclairage n’est jamais une simple question technique. Il renvoie toujours à une conception de l’espace public qui est l’objet d’antagonismes. Eclairer, c’est rendre visible, ce que l’on choisit d’illuminer étant par excellence un enjeu politique ».

Héritée d’une vision fonctionnaliste de la fabrique de la ville, notre manière d’éclairer la nuit [...] fait basculer la nuit dans le régime du jour, et menace les temps de la ville d’uniformisation.

Une réduction de l’expérience urbaine, en somme, que dénote le philosophe Michaël Foessel dans son ouvrage La Nuit. Vivre sans témoin à propos de la lumière blanche des néons et des parkings de la ville 24/24, et la réduction tant poétique que politique de notre rapport sensible à la ville : « comme elle brille en permanence, la lumière blanche ne laisse aucune place à l’événement, pas même à celui où elle s’allumerait. Dans les espaces aseptisés qu’elle irradie, rien d’inattendu ne peut advenir. [...] On n’échappe à cette lumière ni par le sommeil ni par le rêve, de sorte que le désir d’une autre couleur finit par disparaître. Et avec ce désir, c’est la possibilité d’une vie alternative à la transparence qui se trouve abolie ».

Cela, c’était avant le couvre-feu, que l’on peut lire comme une ultime destinée à la nuit : sa criminalisation symbolique par les pouvoirs publics.

La nuit, invitation à une lecture rythmique de la ville

Une mise en perspective historique de la nuit engage à relire celle-ci comme la conquête, toujours recommencée, par l’activité humaine, de l’obscurité au gré des innovations technologiques : par la lumière, la fée électricité, l’humanité urbaine cherche à détacher le nocturne de la nuit et rompre avec le rythme naturel de l’alternance jour / nuit. Pour reprendre le couple cher à la rythmanalyse d’Henri Lefebvre, on peut lire dans cette colonisation de la nuit par le jour la substitution d’une répétition cyclique (jours / nuits, saisons, vagues de la mer et marées, cycles mensuels… ) par une répétition linéaire (issue de « l’activité humaine : monotonie des actions et des gestes, cadres imposés »2). De quoi nous interroger sur la dimension rythmique de cette alternance et nous rendre attentifs à la tessiture particulière des temps de la nuit qui est bien plus que le miroir sans teint du jour.

La sociologue Catherine Espinasse invite à considérer le temps nocturne comme la succession de trois séquences3 qui correspondent à autant d’usages générationnels de l’espace-temps nocturne :

  • le “début de la nuit” (19h-00h) où l’offre de services et de transports fonctionne encore et où demeure une mixité sociale et générationnelle,
  • le “cœur de la nuit” (1h-4h) où la fête bat son plein et paradoxalement le moment où la ville est la moins active,
  • la “fin de la nuit” (4h-lever du jour) moment de fatigue tant pour les fêtards revenus de noces que pour les travailleurs arrachés à leurs lits.

Ces typologies invitent à penser l’espace urbain non pas comme un phénomène synchronique mais comme une succession fragmentaire de séquences.

À cette séquenciation répond une logique spatiale que livre Luc Gwiazdzinski en analysant4 les figures de la nuit comme « un continu temporel » et en distinguant la ville archipel (clusterisation des activités en des bastions de temps continus), la ville globale (où le consommateur trouve tout ou presque), la ville linéaire (vois de circulations internationales tels que les gares, aéroports et “oasis de temps continu”), la ville festive (mono-usage tel qu’Ibiza ou Las Vegas), etc.

Ces typologies invitent à penser l’espace urbain non pas comme un phénomène synchronique mais comme une succession fragmentaire de séquences liées aux âges, aux usages, aux mobilités, aux offres de services ainsi qu’aux imaginaires de la nuit et ainsi à rompre avec l’uniformisation rythmique progressive à l’œuvre dans la ville 24/24. « Nous vivons dans une ville où le temps est devenu plus important que l’espace » : comme alerte l’écrivain Olivier Mongin dans La ville des flux, en appelant à résister à l’accélération des temps de la ville calqué sur un présent absolu et synchronique, il s’agit de redonner de la place à la nuit.

La nuit rature

« MINUIT. Limite du bonheur et des plaisirs honnêtes ; tout ce qu’on fait au-delà est immoral. »
Gustave Flaubert

Si, comme nous le disait Michaux, « la nuit remue », c’est parce qu’elle est une invitation à une expérience alternative à l’espace urbain, au régime du sensible, de la dérive, de la transgression, du jeu et des mystères. La nuit est, selon l’expression d’un autre poète et paysagiste, Christophe Bailly, dans La Phrase Urbaine, l’une de ces « ratures dans le phrasé de la ville », une entorse à sa destinée fonctionnaliste. Et ce n’est pas pour rien que la nuit se pare d’imaginaires interlopes, sombres et marginaux.

L’espace-temps de la nuit est habité d’autres usages et tribus, de sorte que l’instauration d’un couvre-feu malmène un biotope nocturne bien plus étendu que la figure du seul noctambule.

Dans Les Douze Heures Noires, l’historienne Simone Delattre explore les nuits du XIXe siècle au travers de la littérature populaire, l’essor du roman noir et leurs figures (le noctambule, le chiffonnier, le flâneur, les bêtes sauvages et rodeurs), socle d’un folklore qui informe encore notre rapport à la nuit. Le XIXe siècle creuse le fossé entre le jour et la nuit et, au sein de la nuit même, entre deux villes nocturnes, comme le note l’historien Antoine de Baecque dans Les Nuits de Paris avec « l’apparition de deux villes, une diurne, une nocturne, le Paris qui dort et celui “orgiaque et lumineux” qui festoie ».

Aujourd’hui, comme l’analyse Luc Gwiazdzinski5, si ces imaginaires de la nuit demeurent, l’espace-temps de la nuit est habité d’autres usages et tribus, de sorte que l’instauration d’un couvre-feu malmène un biotope nocturne bien plus étendu que la figure du seul noctambule. Renoncer à la nuit revient alors à renoncer au “Ça” de l’urbain, à ces nuits des conspirations et des songes, une nuit qui permet d’y voir plus clair dans nos sous-textes sociétaux et renforce notre pouvoir d’agir (Jacques Rancière, La Nuit des Prolétaires). Comme le suggère la philosophe Chris Younès, la nuit est « moins une plongée hédoniste qu’un dispositif critique, une stratégie de lutte créative contre l’aliénation marchande et l’uniformisation qui annihile les singularités »6.

Party remise

Avec le couvre-feu, c’est avant tout les fêtes qui sont visées, dans les nuits que l’on couvre, à mesure que l’on assiste à une criminalisation du fait festif par les pouvoirs publics, pressés de mettre sous tutelle ces espaces-temps où se joue chaque week-end la théâtralisation du subvertissement de l’ordre en place. Rien de surprenant au sein d’un état sécuritaire qui passe à côté, non seulement des enjeux des acteurs de la nuit mais, bien au-delà, des conséquences à plus long terme de l’absence des fêtes dans les équilibres urbains, humains et sociaux.

La fête est prise dans une imagerie paradoxale : d’un côté la vision romantique d’une fête permettant des sociabilités alternatives, un espace politique à part entière, de l’autre, une simple soupape sociale.

« Réintégration totale de l’humain dans le monde » selon l’artiste Vimala Pons, la fête est prise dans une imagerie paradoxale : d’un côté la vision romantique d’une fête permettant des sociabilités alternatives, un espace politique à part entière, de l’autre, pour ses détracteurs ou pour les plus pragmatiques, une simple soupape sociale destinée à tuer dans l’œuf les envies de dissidence et saper – sur le mode du vernaculaire carnaval, outil de l’ordre pour les puissants – l’énergie nécessaire pour questionner l’establishment.

Mise en suspens par la crise sanitaire et les mesures de distanciation, la fête disparue prive la vie culturelle et quotidienne de son espace-temps singulier, de cette autre grammaire possible. À quelles conditions la fête peut-elle rester demain un espace politique ? Comment peut-elle contribuer à fabriquer la ville, continuer à faire cité ? Possède-t-elle un véritable potentiel de transformation sociétal ? Où faire la fête demain ? Avec ce régime nouveau de la distanciation sociale, la fête perd son principe actif : les corps, les corps ensemble, qui dansent, se croisent et condensent.

La fin des clubs ?

Anthropologues et sociologues, les grands théoriciens de la fête que sont Durkheim, Callois et Duvignaud, ont su voir dans la fête un rite collectif assurant, par le renversement momentané des valeurs, rôles, postures et hiérarchies, une parenthèse qui programme le retour à l’ordre établi. Comme le suggère Roger Caillois, « la fête doit être définie comme le paroxysme de la société, qu’elle purifie et qu’elle renouvelle à la fois. Elle apparaît comme le phénomène total qui manifeste la gloire de la collectivité et la retrempe dans son être »7. Né des avant-gardes artistiques et du design italien des années 1960, avec le modèle du Piper, le club moderne est cet autre monde (“l’Altro Mondo” est d’ailleurs le nom d’un Piper de Rimini) qui vient permettre cet excès encadré, au sein d’une infrastructure de services (bar, vestiaire, sécurité, musique) et d’une expérience designée (lumières, sons, environnements mouvants, rythmes, ambiances).

En assignant à la fête une spatialité, une temporalité, une rythmique et un rôle social, la fête en club se déprend de sa fonction politique.

« Régime spatial alternatif »8 (Pol Estève) gouverné par les atmosphères et l’UX, le club, en surinvestissant les effets, n’évite pas l’écueil d’un totalitarisme expérientiel (que l’on peut retrouver dans la tradition des fêtes votives, des fêtes de régimes, monarchiques comme républicains, ou encore les “méga-fêtes” nazies de Nuremberg9). L’espace du club peut être vécu comme celui d’une perte de liberté de l’utilisateurs dans l’appropriation des usages du dancefloor, ainsi que le souligne le groupe de recherche transdisciplinaire Post Piper. Si bien que le club contemporain peut se lire comme l’espace de l’aliénation du fêtard en spectateur, au sens de Guy Debord dans La Société du Spectacle.

En assignant à la fête une spatialité, une temporalité, une rythmique et un rôle social, la fête en club se déprend de sa fonction politique. C’est l’analyse de Guy Debord : alors même que notre époque démultiplie les événements festifs, elle est « est également une époque sans fête ». Le club incarne cette fête comme boîte-noire, coupée de la ville, remisée à sa périphérie, emmurée ou souterraine, et incarne ainsi l’énergie paradoxale de la fête entre spontanéité communautaire et injonction sociale. La crise sanitaire engage à porter le regard vers d’autres formes festives et d’imaginer le déplacement de l’énergie festive hors-les-murs des clusters à laquelle on l’assigne.

Politiques du dancefloor

« Plantez au milieu d’une place un piquet couronné de fleurs, rassemblez-y le peuple, et vous aurez une fête. Faites mieux encore : donnez les spectateurs en spectacle ; rendez-les acteurs eux-mêmes ». La définition que donne Jean-Jacques Rousseau de la fête dans sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles nous informe sur le processus démocratique à l’œuvre dans l’espace-temps festif, et sa capacité à induire un changement dans les postures sociales : du spectateur à l’acteur.

Dans la relecture critique qu’il fait de Rousseau, Michäel Foessel déclare : « lors d’une fête démocratique, aucune place n’est assignée par avance. À la faveur d’une danse improvisée, une partie de la salle devient subitement une scène que l’on regarde, mais sans que cette séparation ne s’institutionnalise dans la durée. La fête égalise les conditions en autorisant n’importe quel spectacle à devenir digne des regards »10. L’expérience nocturne, et a fortiori festive, devient chez Foessel une expérience de désapprentissage des conditionnements sociaux et des déterminismes du système. Être en fête revient à l’adoption d’un ethos singulier, qui conditionne notre rapport à l’autre, issu d’une mise à distance du jour comme système de valeurs et de représentations.

L’expérience nocturne, et a fortiori festive, devient chez Foessel une expérience de désapprentissage des conditionnements sociaux et des déterminismes du système.

De là, l’on comprend pourquoi chez Foessel la nuit est un espace politique, entre utopie et subversion : « le peuple de la nuit se définit par des manières de voir qui laissent à la surprise ou à l’attitude scandaleuse le droit d’occuper la scène, étant entendu que cette scène ne devient jamais le centre à partir duquel s’organise la fête. Ce peuple est paradoxal parce qu’il se situe toujours au bord de l’anarchie »[11]. C’est du côté des free parties qu’il importe de se tourner pour retrouver les principes démocratiques des fêtes selon Rousseau : une mixité sociale, une responsabilisation de chacun des acteurs de la fête selon un principe d’auto-gestion, des sociabilités non-marchandes autour des valeurs de contribution, de réciprocité et de don, et une dissidence par rapport aux systèmes en place pour ces Zones Autonomes Temporaires (Hakim Bey), parenthèses en creux de l’ordre dominant et diurne, ouvrant le champ à des manières alternatives de faire ville et société.

Extension du domaine de la fête

L’alternance confinement / déconfinement et les portes restées closes des lieux culturels et nocturnes ont fait craindre le pire : la dystopie d’une ville sans contact, articulée à des bulles privées (espace domestique, espace de l’entreprise), alimentées par de nouveaux services (Uber, Deliveroo, Amazon) ; une ville désertée par les commerces non essentiels, les espaces de convivialité ; une ville bornée à 20 heures et où la prolifération de livestreams durant la pandémie a offert la perspective glaçante d’une vie sociale et culturelle digitalisée, où l’on pourrait se contenter d’expériences festives à l’écran.

Faute de mieux, les livestreams ont constitué une opportunité conjoncturelle pour maintenir les liens entre artistes et publics mais, de l’aveu même des professionnels du secteur, ces tentatives de fêtes digitales ne parviendront pas à remplacer l’énergie incomparable des grands rassemblements, la sociabilité et l’intensité joyeuse des corps rassemblés. En France, l’aventure mondiale United We Stream n’a pas rencontré le succès qu’elle a connu à Berlin, ainsi que les résultats peu probants de la collecte en soutien aux clubs et artistes, mettent à jour la déconnexion tenace des clubs avec les communautés festives, héritière d’un rapport consumériste et hors-sol à la fête. D’où la nécessité de penser d’autres espaces-temps pour les fêtes d’Après, à l’image des tiers-lieux qui durant le confinement ont su garder, par des moyens divers (création radiophonique, création de tiers-médias), le contact avec un public en manque d’expériences nocturnes, tout en mettant en œuvre des initiatives décalant ces lieux de leurs usages premiers de diffusion pour répondre à l’urgence du moment (aide alimentaire aux Grands Voisins ou à la Flèche d’Or, AMAP à Vive Les Groues ou au Shakirail, accueil de migrants comme au Théâtre de la Commune à Aubervilliers). Ces lieux inventent des communautés extra-festives, liées par l’usage et le lien communautaire.

Lors d’une intervention au sein du cycle de réflexion “Danser Demain”, initié par Technopol, le directeur artistique Pascal Lebrun Cordier, également directeur du master “Projets Culturels en Espace Public” à l’Université Paris 1 - Panthéon Sorbonne, en appelle à un (re)déploiement des fêtes hors-les-murs, dans l’espace public ou collectif. C’est une opportunité sans pareille pour imaginer des fêtes ancrées, in situ, contextuelles, intergénérationnelles et politiques au sens qu’Habermas donne à l’espace public : « lieu symbolique où se forme l’opinion publique, issue du débat politique et de l’usage public de la raison »11.

Il s’agit alors, à la suite de Pascal Lebrun Cordier, d’imaginer des espaces publics nocturnes : « la fête doit être de quelque part, se jouer avec les gens, les territoires et les paysages pour pénétrer la vie. [...] Il y a une urgence à sortir la fête des espaces où elle est trop souvent enfermée et imaginer une extension de la fête dans l’espace public, vers la ville et vers la vie, pour que la fête puisse contaminer la vie et irriguer de son énergie nos espaces de vie. [...] La fête c’est amener un trouble dont on a besoin dans nos villes. C’est un trouble qui vient brouiller les frontières habituelles, désorganiser la ville »12.

La nuit porte conseil

En 2019, un an avant la pandémie, le sociologue Christophe Moreau formule13 un constat aux allures d’anticipation : « faut-il laisser filer la fête dans l’espace domestique, les appartements, le chacun pour soi, à mesure que le nombre d’établissements recevant du public [...] décline lentement, ou bien affirmer que l’espace public, condition du vivre-ensemble et de la démocratie, peut et doit accueillir en son sein des soirées festives où se côtoient les groupes sociaux et les générations, sans autre visée que d’être ensemble et de célébrer le groupe ou tout simplement la vie, qui n’est pas faite que pour travailler ? ».

C’est bien là l’enjeu tant des professionnels de la nuit que des acteurs de la fabrique de la ville : prendre en compte nuits et fêtes comme adjuvants démocratiques, affirmer la dimension émotionnelle du fait urbain et par là-même réinvestir le rassemblement et l’appropriation de l’espace public nocturne en temps de distanciation sociale. Il importe de sortir la nuit du prisme exclusif du conflit d’usage pour amener les politiques publiques du nocturne en une pratique négociée, partagée par ses différentes parties prenantes, investissant le sensible et l’imaginaire au même titre que la fonctionnalité et la rationalité du jour.

C’est bien là l’enjeu tant des professionnels de la nuit que des acteurs de la fabrique de la ville : prendre en compte nuits et fêtes comme adjuvants démocratiques.

Il importe alors d’imaginer un urbanisme de la nuit, respectueux de sa grammaire propre, sans chercher à calquer les singularités de cet espace-temps et de ses rythmes sur le seul référentiel diurne. Comme l’affirme Luc Gwiazdzinski dans La Nuit en Question(s) : « comme un miroir grossissant, la nuit est un laboratoire des mutations en cours de nos sociétés, offrant un formidable territoire d’investigation et d’expérimentation aux organisations publiques et privées, aux artistes et aux citoyens. Voici donc un nouvel espace-temps pour les politiques publiques qui concerne autant la vie culturelle, le travail, la mobilité, l’éclairage urbain, le tourisme etc. ». Il s’agit là d’une urgence alors que le couvre-feu s’installe comme un état d’urgence pérenne : « perdre la nuit c’est perdre autre chose que des impressions, des perceptions et des joies : perdre la nuit c’est perdre aussi une certaine forme de liberté qui réclame l’obscurité pour pouvoir survivre »14.


Photo de couverture
Zacharie Gaudrillot-Roy, Façades 3


  1. Samuel Challéat, Sauver La Nuit, 2019. 

  2. Henri Lefebvre, Rythmanalyse, 1992. 

  3. Catherine Espinasse, Temps de la nuit et âges de la vie, in La Nuit en Question(s), 2017. 

  4. La Nuit en question(s), ouvrage coll. - Actes du colloque de Cerisy. 

  5. Les reclus pour qui la nuit est un temps de paix, de repos, ou d’inspiration, les citoyens pour qui la nuit est vécu comme un temps d’engagement (à l’image de Nuit Debout), les jouisseurs qui pratiquent la nuit comme un temps de fête, les travailleurs (17% de la population en France travaille de nuit) et les exclus pour qui la nuit est un temps de solitude et de détresse. 

  6. Numéro 53 de l’Observatoire des Politiques Culturelles « Cultures de la nuit : quels enjeux et quels défis ? ». 

  7. Roger Caillois, Les Jeux et les Hommes, 1958. 

  8. Catalogue de l’exposition « La Boîte de Nuit » à la Villa Noailles - Coll., 2017. 

  9. « Accepter en cadeau le spectacle donné par le prince, c’est consentir à entrer dans le jeu du prince, admettre déjà son pouvoir, en tout cas sa domination. La puissance se fait spectacle et peu pour conquérir l’adhésion, pour masser les âmes et les corps avec un spectacle fascinant et réduire les différences dans l’unanimité de l’obéissance. Il n’existe pas de cérémonie ni de fête qui détourne la force de son exercice pur ». Jean Duvignaud, Fêtes et Civilisations, 1973. 

  10. Michäel Foessel, La Nuit. Vivre sans témoin, 2017. 

  11. Jürgen Habermas, L'Espace public, 1962. 

  12. Paris Electronic Week 2020 à la Gaîté Lyrique. 

  13. Numéro 53 de l’Observatoire des Politiques Culturelles : « Cultures de la nuit : quels enjeux et quels défis ? ». 

  14. Michaël Foessel, La Nuit. Vivre sans témoin, 2017. 

Pour citer cet article

Arnaud Idelon, « La nuit, rature dans la ville ? », Revue Sur-Mesure [En ligne], mis en ligne le 28/01/2021, URL : https://www.revuesurmesure.fr/contributions/la-nuit-rature-dans-la-ville