Depuis mon arrivée au Maroc – à vélo donc ! – et en particulier à Casablanca, une chose m’a immédiatement frappé : l’intensité de l’usage des espace publics. Les rues, les trottoirs, les places, les terrasses, mais aussi les seuils des maisons et les pas de portes, sont en permanence investis. La rue y est occupée, partagée, parfois même disputée. Elle n’est pas seulement un lieu de passage : elle devient un espace de vie à part entière.
Cette vitalité urbaine donne à la ville des allures de théâtre collectif, où chacun joue un rôle singulier, à travers ses pratiques : discuter puis vendre, jouer puis attendre, prier ou observer. Pour le regard extérieur, elle révèle une capacité d’appropriation extraordinaire, qui semble être sans cesse en train de se renouveler.
On peut ainsi s’interroger sur la manière dont cette culture peut résister aux transformations actuelles de la ville, mais aussi comment ces pratiques ordinaires peuvent être porteuses de richesses sociales et ainsi inspirer une réflexion sur l’espace public de demain ?
La ville vécue dehors : l’espace social comme cœur de la médina
Dans la médina (l’équivalent de la vieille ville), l’appropriation de l’espace public se donne à voir avec une intensité particulière. Les seuils y sont poreux : les étals des commerçants avancent dans la ruelle, les portes ouvertes laissent deviner une activité qui dépasse de l’intérieur des maisons. La frontière entre privé et public n’est jamais figée : elle se redessine au fil des interactions et des moments de la journée. Ainsi, la rue n’est pas seulement un lieu de passage ; elle devient marché, café à ciel ouvert, terrain de jeux, lieu d’attente ou encore espace de prière. Cette multiplicité d’usages lui confère une dimension sociale unique : elle est une scène où la vie quotidienne se rejoue en permanence, une scène qui se transforme et se réinvente.
Cette vitalité actuelle prend racine dans une organisation plus ancienne. La ville marocaine s’est longtemps construite sur cette articulation entre des espaces pleinement publics, souvent liés aux équipements communautaires (mosquée, hammams, fondouks, etc.), des espaces semi-publics, comme certaines ruelles ou placettes partagées par un groupe de maisons, et enfin des espaces strictement privés. Cette hiérarchie structurait les pratiques et permettait une répartition claire des usages.
Aujourd’hui, cette différenciation tend à s’effacer. Les lieux qui avaient des fonctions bien définies accueillent désormais des usages multiples : une ruelle devient à la fois espace de passage, d’échange commercial et de jeu pour les enfants ; une petite place combine rencontre, circulation et stationnement ; un fondouk ancien se transforme en espace touristique ou culturel. La Médina va aujourd’hui au-delà de ses limites strictes, et les espaces publics se créent et se vivent autour. À Casablanca, par exemple, dans le cadre de la Coupe d’Afrique des Nations de football, des événements gratuits animent l’espace public tous les soirs. Chaque été, la corniche accueille bars éphémères et manèges, générant une activité économique et sociale nouvelle. Ces usages montrent que l’espace public n’est pas seulement un héritage ancien : il se réinvente constamment, en prolongement des pratiques traditionnelles et dans des contextes contemporains.

Le tourisme et ces nouvelles formes d’événements contribuent à mettre en lumière cette vitalité, mais soulèvent aussi une question : comment préserver l’énergie et l’appropriation quotidienne de ces lieux, tout en accueillant des usages ponctuels, économiques ou festifs ? Ces pratiques ordinaires et temporaires constituent une richesse sociale et économique qui éclaire la manière dont l’espace public peut continuer à être un support collectif, vivant et adaptable.
Les tensions et fragilités de l’espace public
Si l’espace public à Casablanca est vivant et multifonctionnel, il reste également fragile et inégalement investi.
Le passage d’espaces aux fonctions normés vers des espaces très polyvalents entraîne inévitablement des tensions. Les ruelles et petites places, autrefois dédiées à des usages précis, accueillent désormais commerces, loisirs ou espace de circulation. Cette diversité enrichit la ville, mais elle provoque aussi des conflits d’usages et des saturations ponctuelles.
J’ai pu m’en rendre compte en arrivant à vélo. Partager la chaussée avec les automobiles révèle immédiatement l’une des fragilités majeures : la domination de la voiture dans l’espace public. Sur certaines voies, la priorité donnée aux voitures réduit l’espace disponible pour les piétons, les cyclistes et les autres usages sociaux. Même dans les quartiers animés, la rue peut être pensée avant tout comme un axe fonctionnel – parkings, routes élargies, flux rapides – au détriment de la convivialité et de l’appropriation quotidienne.
Le développement touristique accentue ces déséquilibres. Les circuits balisés et les aménagements destinés aux visiteurs mettent en valeur un patrimoine en particulier, mais risquent de marginaliser les usages locaux. À Casablanca, certaines manifestations sportives ou culturelles génèrent ou vont générer une vitalité temporaire, mais en transformant aussi l’espace public en scène événementielle, parfois moins accessible aux habitants au quotidien – notamment aux personnes âgées ou aux familles.
L’espace public est marqué par une certaine sélectivité des investissements, dépendant largement des pouvoirs publics et des priorités politiques : certains lieux très visibles bénéficient de projets ambitieux, tandis que d’autres peuvent très nettement rester en retrait. Le privé intervient parfois en relais, à travers des partenariats ou du sponsoring. Cette logique de marchandisation peut contribuer à financer des aménagements, mais elle oriente aussi les usages vers ce qui est plus rentable ou attractif. Plus qu’un constat définitif, cela traduit l’idée que l’espace public reste un terrain d’équilibre fragile entre visibilité, attractivité et usages ordinaires.

Enfin, parmi ses principales fragilités, l’espace public demeure traversé par des rapports sociaux inégaux : certaines places ou cafés sont largement masculins, tandis que les femmes, les enfants ou les personnes âgées peuvent se sentir relégués aux marges. Ces logiques genrées et sociales montrent que l’espace public, même animé et multifonctionnel, n’est jamais neutre : il reflète les rapports de pouvoir, les normes culturelles et les priorités économiques qui structurent la ville.
Ces tensions ne doivent pas seulement être vues comme des obstacles. Elles révèlent au contraire les enjeux d’une appropriation collective dans une ville en transformation. Casablanca montre que l’espace public est en mouvement permanent : son usage, ses limites et sa multifonctionnalité constituent autant de leçons pour penser des villes vivantes et inclusives, à condition que les politiques publiques accompagnent cette vitalité plutôt que de la contraindre.
L'espace public marocain, demain
Les usages observés à Casablanca montrent que l’espace public est un matériau vivant, adaptable mais aussi fragile. Son avenir ne se joue pas seulement dans les grands projets urbains, mais d’abord dans l’attention portée aux pratiques quotidiennes qui le font exister. Dans ce que j’ai observé, les « lieux ordinaires » (ruelles, seuils, places) concentrent une grande partie de la sociabilité ; ils sont des lieux de discussion, de vente, de jeux, d’attente. Pourtant, ils restent trop rarement considérés comme des priorités d’aménagement. Penser la ville de demain suppose de reconnaître leur rôle structurant et de leur offrir les conditions matérielles nécessaires : de l’ombre, de l’assise, des espaces sécurisés pour circuler.
L’inclusion constitue un autre défi. Certains espaces restent implicitement réservés à des catégories précises, souvent masculines, tandis que d’autres publics – femmes, enfants, personnes âgées – peinent à s’y sentir pleinement à l’aise. La manière de concevoir et de gérer les espaces publics a donc un impact direct sur la capacité de chacun à y trouver sa place.
Les événements récents, qu’il s’agisse des animations organisées en vue de la CAN ou des installations estivales sur la corniche, révèlent quant à eux la puissance de l’espace public comme lieu de fête ou d’autres activités et évènements temporaires. Ils illustrent la possibilité de transformer ponctuellement la ville et d’inventer de nouvelles formes de convivialité. Mais ils rappellent aussi que l’éphémère ne doit pas se substituer à la vitalité quotidienne.

Enfin, la question de la décision reste centrale. L’espace public n’est pas seulement une affaire de planification institutionnelle ou d’investissements privés. Il appartient d’abord à celles et ceux qui le pratiquent chaque jour. Inclure les habitants et les usagers dans les choix qui les concernent permettrait de mieux comprendre leurs attentes et d’éviter des aménagements imposés, parfois en décalage avec les usages réels.
Ainsi, Casablanca ne manque pas de vitalité. La question est plutôt de questionner la manière dont cette richesse sociale peut être reconnue et accompagnée, pour que l’espace public reste un trait d’union entre les multiples réalités de la ville. Et en roulant dans ses rues, j’ai mesuré que cette vitalité ne se lit pas dans les monuments, mais dans la vie ordinaire qui s’y invente chaque jour.