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Nouveaux visages de la ville active

Le travail comme objet chorégraphique

Pour conclure ce cycle dédié à la ville active, Point Virgule nous invite à découvrir Ligne de Crête, le dernier spectacle de Maguy Marin. Elle offre ici, par la danse, un regard nouveau sur une forme contemporaine du travail : l'open space. Nous avons eu la chance de pouvoir poser quelques questions à la chorégraphe sur sa lecture des lieux et du monde du travail.

Entretien avec Maguy Marin, autour du spectacle Ligne de Crête
Introduction par le collectif Point Virgule

Dans son dernier spectacle, Ligne de Crête, la chorégraphe Maguy Marin met en scène un espace de travail générique, de type « open space ». Ce dernier est peu à peu colonisé par des danseurs en costume-tailleur qui reproduisent des gestes mécaniques, quasi industriels. Avec ce spectacle, Maguy Marin fait du travail, et des lieux où il s’exerce, un objet chorégraphique. Elle donne à voir le langage corporel qu’il produit chez les salariés.

Car le quotidien d’un travailleur est peuplé d’une multitudes de gestes spécifiques, dont les corps gardent la mémoire. Le chorégraphe et théoricien allemand Rudolf Laban (1879-1958) observait que les gestes du travail ressurgissaient la nuit dans les fêtes. Pour ce dernier, il n’y a pas de profonde opposition entre les gestes de la danse et ceux de l’usine, ils nécessitent tous deux la répétition d’un mouvement et la coordination avec autrui1. Laban collaborera d’ailleurs avec un industriel pour transposer son système de notation de la danse dans le domaine de la production et de l’industrie2.

Paradoxalement, l’expérience physique du travail n’a que très peu été un objet de création en danse. Si les années d’entre-deux guerres ont été riches, dans le sillage notamment des avant-gardes soviétiques, la représentation du travail est relativement absente du champ chorégraphique3.

Récemment, plusieurs projets ont apporté un regard sur le langage corporel contemporain du monde du travail. On peut notamment citer le projet Aujourd’hui à deux mains (AA2M), de Pascale Houblin, qui développe une collection de gestes productifs, en filmant en dehors de leur contexte les gestes de travailleurs manuels et d’artisans (plâtriers, boulangers, orfèvres, soignants)4.

Avec Ligne de Crête, Maguy Marin porte un regard nouveau sur une des formes contemporaines du travail : le salariat tertiaire, et son archétypal open-space. Au fil du spectacle, chaque danseur s’approprie son box, l’habite, le décore et le remplit d’objets jusqu’au trop plein. Les danseurs y évoluent dans un rythme saccadé qui gomme la frontière entre individu et collectif. Et si l’espace de travail est peu à peu habité, approprié… c’est au prix d’une accumulation grotesque d’objets inutiles et génériques.

Par l’absurde, Maguy Marin traduit l’engagement des corps - et leur souffrance - dans le quotidien du salariat. Après les chefs-d’oeuvres May B, Umwelt ou encore Bit, elle nous offre un nouveau spectacle abrasif, puissant et critique. A l’occasion de la tournée française de Ligne de Crête5 nous avons pu lui poser quelques questions.

Le spectacle Ligne de Crête reflète-t-il pour vous, les conditions du travail quotidien dans le monde du salariat ?
En partie, mais je pense sincèrement que les conditions des salariés dans de nombreuses entreprises sont bien plus difficiles à vivre. Je n’ai pas cherché à décrire les conditions de travail des salariés dans un open space mais plutôt l’aliénation au travail salarié qui vise à satisfaire des besoins fabriqués uniquement pour nous faire consommer, en vue de réaliser des profits. J'ai aussi voulu montrer comment, même dans cette aliénation, l’être humain continue à poétiser ses espaces de vie.

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© Compagnie Maguy Marin

Pourquoi avoir choisi la figure de l’open space pour illustrer le lieu de travail, plutôt que l’usine ou l’espace domestique par exemple ?
L’open space a ouvert l’époque du néolibéralisme. Il a remplacé l’usine où des machines très perfectionnées, surveillées par un petit nombre de salariés, prennent peu à peu et prendront la place des ouvriers devenus trop chers. Là où la propagande du grand capital a demandé de s’allier aux forces populaires pour ne pas être renversée, le modèle open space a été le leurre pour faire croire que le travail salarié pouvait être la source d’un épanouissement personnel, que l’on pouvait singulariser sa manière de travailler, que la pénibilité du travail à la chaîne était définitivement exclue.

La froideur de l’espace de travail est peu à peu réinvestie, détournée par les danseurs. Au fil du spectacle, les bureaux se remplissent d’objets de consommation, au point de gommer leur fonction de production et de travail. Cela reflète-t-il, pour vous, les évolutions de notre société ?
Les fonctions de production au niveau des employés dans les grandes entreprises font l’objet d’un mépris condescendant. Ceux qui produisent et qui comptent sont ceux qui font faire des profits aux actionnaires.

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© Compagnie Maguy Marin

Quelle place ont les lieux et, singulièrement, la ville dans votre travail ?
Les lieux dans lesquels j’exerce mon travail sont les théâtres, les salles de classes, les gymnases, les MJC. Les tournées m’amènent à découvrir des espaces étonnants dans des villes, où l’on se déplace peu si on n’a rien à y faire ...

On dit de votre travail qu’il est critique et engagé. La danse peut-elle être un outil de transformation politique ?
Je ne peux pas dire que je suis militante. Critique ? Oui. Engagée ? Mais à quoi ? À quelle transformation politique ? Ces mots servent à tous, aux meilleurs et aux pires. Je suis fille d’exilés espagnols et cela a construit ma façon de voir mon action. La danse est mon territoire d’action. Et il y a là aussi à transformer des rapports sociaux injustes et des dominations. J’essaie d’œuvrer par la danse et dans mon territoire, à transformer ce que je peux.


  1. Anne-Dolorès MARCÉLIS, Danse et mouvement ouvrier. La question ouvrière sur la scène chorégraphique, décembre 2007, Bruxelles, on line sur le site du CARHOP 

  2. Notes sur les mouvements #1 , 24 pages, avec la participation de Jean-Marc Piquemal et Tangui Perron. Septembre 2013, URL : http://www.leslaboratoires.org/sites/leslaboratoires.org/files/notesslmouvements_last_final_print_bd_0.pdf 

  3. Guillaume Sintès, « Gestes au travail, gestes de métiers », Recherches en danse [En ligne], Focus, mis en ligne le 15 octobre 2017, URL : http://journals.openedition.org/danse/1758 

  4. Un certain nombre de ces “portraits-gestes” sont visionnables ici 

  5. Prochaines Dates Du Spectacle
    21 Nov - 23 Nov 2019 : Théâtre National de Bordeaux en Aquitaine, Bordeaux
    14 Avr - 17 Avr 2020 : Théâtre Dijon Bourgogne / Centre Dramatique National, Dijon
    26 Mar 2020 : La Garance - Scène Nationale De Cavaillon, Cavaillon
    17 Mar 2020 : Le Rive Gauche, St Etienne Du Rouvray 

Pour citer cet article

Maguy Marin, « Le travail comme objet chorégraphique », Revue Sur-Mesure [En ligne], mis en ligne le 16/07/2019, URL : https://www.revuesurmesure.fr/contributions/le-travail-comme-objet-choregraphique