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Villes, usages et numérique

Premiers pas à Buenos Aires, récit d’une expérience sensible de la ville à échelle humaine

journal de bord (1/2)

Dans ce premier volet, nos deux auteures nous emmènent à Buenos Aires. Transports, inégalités, citoyenneté, formes urbaines : c’est à travers leur journal de bord qu’elles nous livrent leurs premières observations, sous le prisme des problématiques inhérentes à la smart-city. Immersion !

Dans le cadre des travaux de l’association Urbanistes du Monde pour l’année 2016 sur le thème « La Ville intelligente : les impacts du numérique sur le développement urbain et la gouvernance dans les villes du Sud », notre projet a été sélectionné pour mener une étude de terrain à l’été 2016 dans la ville de Buenos Aires en Argentine. C’est l’avancement et les grands axes de conclusion de nos recherches, que nous relatons ici sous forme d’un journal de bord.

La ville intelligente est cette chimère, dont la définition varie selon les approches et les terrains d’application. La notion n’appartient à aucune discipline ni aucun domaine en particulier. Elle traverse la ville dans toutes ses composantes : forme urbaine, caractéristiques socio-économiques, équipements, mobilité, habitat, environnement, gestion politique et technique, citoyenneté... Passionnante donc, pour deux étudiantes en stratégies territoriales. Mais plus que tout, cette notion interroge la façon dont sont pensées, construites et dont fonctionnent les villes aujourd’hui grâce - ou face - au développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). Or, cela implique une imbrication complexe de principes, de méthodes, de métiers et d’outils. Comment les territorialiser ? Les « urbaniser » ? Comment éviter de déconnecter le concept de ville intelligente de la ville elle-même, de ses usages et de ses usagers ? Autant de questions qui ont orienté nos réflexions à Buenos Aires où le gouvernement expérimente un « Plan de modernisation » pour évoluer vers une ville qu’il voudrait plus intelligente.

Bien que le taux d’accès de la population à Internet soit relativement bas sur le continent latino-américain - 40 % environ, 48 % en Argentine - les évolutions rapides des NTIC, qui offrent la possibilité de développer à coûts maîtrisés des solutions innovantes pour optimiser la gestion urbaine, ont fait émerger de nombreuses initiatives répondant aux demandes des habitants ainsi qu’aux incitations à la compétitivité et à la visibilité territoriale. Ainsi, début 2013, une étude de la société Fastcompany classait les villes d’Amérique Latine selon leur degré d’« intelligence » urbaine. Derrière Santiago, Mexico et Bogota, Buenos Aires se démarque dans le classement : parallèlement au déploiement d’un réseau de BRT1 moderne et  d’infrastructures cyclables, la Ville mène une politique de dématérialisation avec des programmes d’open data, des applications pour smartphones et des zones WIFI gratuites. Elle a également créé en 2011 un Ministère voué à rendre la ville plus intelligente (Ministerio de Modernizacion), responsable de la mise en œuvre de trois programmes cherchant d’abord à mettre les NTIC au service du dialogue administration-administrés : « gouvernement électronique », « ville ouverte » (transparente) et « ville intelligente » (pour l’amélioration de la qualité de vie). Ainsi la capitale argentine nous a paru être un environnement privilégié pour l’étude de son modèle de transition vers la smart city nous poussant à comprendre la façon dont les acteurs locaux agissent pour déployer ces nouvelles technologies et grâce à elles assurer un bon fonctionnement de l’écosystème urbain tout en renforçant le pouvoir des citoyens, dont les plus précaires, sur la prise de décision politique au niveau local.

Fraîchement débarquée dans l'immense Buenos Aires, nous avons d’abord tenu à multiplier les visites, marches urbaines et autres expériences sensibles de la métropole, afin de découvrir la ville, sentir son évolution, son « intelligence » et d'étudier la façon dont cette dernière s'inscrit dans la forme urbaine ainsi que ses usage(r)s.

Découverte de Buenos Aires par les transports : une mobilité intelligente ?

Arrivées un matin de juillet, nous sommes immédiatement frappées par la taille des avenues et celle de la ville elle-même. Très vite, nous comparons… 200 km² de superficie, soit deux fois la taille de Paris, et surtout un étalement urbain rarement rencontré jusqu’alors. Notre premier réflexe est de nous pencher sur l’instrument d’orientation traditionnel en territoire inconnu : la carte ! Ici, bien que Buenos Aires soit organisée en comunas (arrondissements) et en manzanas (les blocks des villes nord-américaines ou nos pâtés de maison) dessinés au cordeau, s’y retrouver nécessite un entraînement intensif et un bon sens de l’orientation. Après quelques déambulations, nous remarquons que les quartiers ne sont pas physiquement identifiables au premier coup d’œil. En cause, l’hétérogénéité architecturale globale et la porosité des formes urbaines. C’est encore plus vrai, lorsque l’on s’éloigne du centre-ville et de ses monuments emblématiques vers les quartiers périphériques, vastes espaces résidentiels où tous les cuadras (quartiers) se confondent sans jamais être absolument similaires.

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Source : (link: http://www.mapa.buenosaires.gob.ar/ text:mapa.buenosaires.gob.ar)

Afin de faciliter la tâche aux habitants et visiteurs, le gouvernement de la ville a récemment développé une carte « interactive ». Disponible sur son site internet, elle permet de calculer les distances entre deux points donnés afin de se déplacer avec le mode de transport adéquat, le plus rapidement possible. L’outil nous est extrêmement précieux pour nous déplacer à Buenos Aires, où l’absence de toute carte des réseaux de bus - à l’exception de l’incompréhensible Guia T - est un vrai défi à relever ! Si votre seule option est le bus ou colectivo - comme pour 60 % des trajets effectués ici - il vous faudra d’abord déterminer la ligne à prendre parmi la petite soixantaine en service qui transite entre la capitale, la banlieue (conurbano) et les communes périphériques du Grand Buenos Aires. Il vous faudra ensuite trouver l’arrêt, étape délicate étant donné le caractère informel et parfois inédit de certains d’entre-eux (sur un arbre, sur un panneau de signalisation, sur le mur d’un bâtiment jouxtant la rue…). Seul le trajet du Metrobus2 et certaines rues du centre ville sont dotés d’abri-bus formalisés. Cela reflète bien le déséquilibre en termes d’aménagement et de répartition des infrastructures entre le centre-ville et ses parties ouest et sud, composées de quartiers défavorisés et peu entretenus. Pour autant, le réseau de colectivo est relativement efficace avec un maillage dense, bien connecté et une bonne fréquence de passage (toutes les dix minutes environ).

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Indication au sol de l’entrée du métro Parque Patricios, communication de la ville sur l’installation du réseau de points Wifi dans les stations.

Intelligents, les transports de la ville ? Les projets allant dans ce sens - la mise en place du Metrobus et la modernisation du Métro notamment - semblent en tout cas bien accueillis par les habitants. De plus, de nombreuses applications ont été développées par la Ville comme BA Cómo Llego (prononcez « como chégo »), BA Móvil, BA Subte... Elles permettent d’avoir des informations sur les trajets en transports en commun (choix modal, temps de trajet, heure de l’arrivée du bus/métro...), d’accéder à des cartes interactives ou au trafic en temps réel, de connaître les places de parking libres, le réseau de pistes cyclable, etc. Parmi les dix applications du genre les plus utilisées, les quatre premières concernent directement les déplacements. Néanmoins, la mobilité intelligente à Buenos Aires connaît des limites : Métro et Metrobus ne desservent qu’une partie de la ville (centre et quartiers alentours) - presque infime à l’échelle de l’aire métropolitaine - ce qui implique que les points WIFI localisés dans les stations ne profitent qu’à ceux qui transitent par ces zones centrales.

Barrios ou enclaves urbaines ? La ville « moderne » est elle à la portée de tous ?

Comment se manifestent ces fractures urbaines à Buenos Aires ? Comment y répondre de manière intelligente ? Il ne faut pas s’y méprendre, derrière les rues ensoleillées, les palmiers et les avenues vivantes de jour comme de nuit, la misère est présente à Buenos Aires et grandit dans des enclaves urbaines toujours plus étendues. C’est d’ailleurs l’un des premiers panoramas qui nous est proposé depuis l’autoroute joignant l’Aeropuerto Internacional Ministro Pistarini de Ezeiza et le centre-ville de Buenos Aires : des dizaines de kilomètres de bidonvilles, d’étendues de tôles et autres matériaux de récupération, entassés et emmêlés dans la masse urbaine de l’agglomération. Au fil de nos visites et de nos rencontres, nous nous sommes rapidement rendues compte que, contrairement à une logique qui prévaudrait dans certaines grandes villes d’Amérique Latine telles que Rio de Janeiro (Brésil) ou encore Medellìn (Colombie), ces villas miseria ne se concentrent pas seulement dans les franges périphériques de la ville. Elles accueillent entre 150 000 et 200 000 personnes - selon les chiffres officiels - et se dressent à l’intérieur des limites administratives de la ville, voire même en son cœur, à deux pas de la Plaza de Mayo et du célèbre obélisque de l’Avenida 9 de Julio. Dès les premiers jours de notre séjour, nous avons traversé, sans le savoir au départ, l’une des plus grandes villas de Buenos Aires. N’étant pas représentées sur les cartes officielles, héritage d’une longue tradition de négation et de rejet de ces enclaves de pauvreté, il est possible – quoique déconseillé – d’y arriver sans s’en rendre compte.

Afin de nous rendre dans le quartier de Barracas ayant fait l’objet d’une récente opération de rénovation, nous décidons de marcher à partir d’un itinéraire aléatoire repéré préalablement sur la carte interactive de la ville. Les formes et les ambiances commencent à changer. Les odeurs aussi. Nous voilà au cœur d’une grande zone industrielle, bordée de quelques habitations insalubres et d’un restaurant ouvrier, complètement contaminée par la pollution et les déchets rejetés et surplombée d’une immense publicité du gouvernement de la ville prônant « l’écologie urbaine ». Nous voilà à l’entrée de la villa 21-24. En traversant, nous sommes prises d’un sentiment ambigu de gêne mêlée à une certaine curiosité : nous y observons une surprenante proximité avec le reste de la ville, des commerces, des logements, une grande densité et une vie de quartier, mais aussi l’absence de nom de rues, des ruelles creusées dans les interstices des bâtiments et l’insalubrité des habitations, pour la plupart ouvertes sur l’extérieur. Mais très vite, la transition avec une forme urbaine plus classique s’opère. Le nom de l’avenue apparaît de l’autre côté du passage piéton. Nous croisons une camionnette du Ministère du travail, un centre socio-culturel, une église et quelques policiers. En somme, les signes de la fin de l’informel et du retour à la « ville » telle qu’elle est organisée et acceptée ici, à Buenos Aires.

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Entrée de la villa 21-24, au sud-ouest de la ville

Si certaines mesures sont prises afin de redonner un droit à la ville3 aux habitants des villas, les « régulariser » afin de renouer des liens avec le tissu social et urbain, la majorité de ces espaces n'est toujours pas reliée aux réseaux d’eau, de gaz, de transport, d’électricité et encore moins à internet. La ville intelligente peut-elle véritablement être accessible à tous ? Face à ces inégalités et aux efforts à mener dans le sens d’une plus grande inclusion sociale, il n’est guère surprenant d’en douter.

Espace public et expression citoyenne : l’intelligence collective en contre pouvoir

Pourtant, les autorités locales portent haut ce discours de la modernisation, de l’ouverture et de la participation. La communication gouvernementale est très présente dans la ville par le biais d’affiches, écrans géants, banderoles, publicités ou logos. Elle l’est aussi à travers l'implantation de « points de santé » (antennes préfabriquées où il est possible de réaliser des diagnostics gratuits) ou « points green » (camions récupérant des matériaux voués à être recyclés), la délocalisation des bureaux des ministères, de certaines antennes de l'administration et l'installation du réseau WIFI gratuit. Pourtant, les technologies et outils numériques ne semblent pas favoriser l’inclusion, ni répondre à certains besoins essentiels des populations. Cela se ressent particulièrement dans l’environnement physique et dynamique de la ville, marqué au fer par les slogans politiques, militants, fresques et tags engagés, ainsi qu’avec les nombreuses manifestations que nous avons pu croiser quotidiennement dans les rues. L’un des derniers sujets majeurs de mobilisation vient interroger jusqu’à la pertinence même de l’ambition gouvernementale d’évoluer vers une ville intelligente : comment envisager la couverture WIFI du territoire portègne et la diffusion des outils technologiques et numériques alors que le gouvernement national vient de négocier avec les entreprises concessionnaires des services de première nécessité (eau, gaz, électricité) l’augmentation des tarifs de manière exponentielle ? Cette décision - justifiée, au prétexte que les anciens tarifs payés étaient très bas et les subventions assumées par l’État trop élevées - entraîne des hausses de prix astronomiques : de 400 à 600 % pour les particuliers et de 1000 % à 1400 % pour les petits commerces et les petites entreprises ! Dans un contexte où l’inflation atteint déjà environ 40 % par an et où un tiers des Argentins vit sous le seuil de pauvreté, la décision a de quoi interpeller. Plusieurs manifestations ont donc été organisées à Buenos Aires (entre autre par le collectif Multisectorial contra el tarifazo) et à l’intérieur du pays, notamment un cacerolazo le 14 juillet (une manifestation au cours de laquelle les participants tapent sur des casseroles pour se faire entendre). Ces rassemblements, impliquant des associations, acteurs politiques et sociaux, coopératives, ou encore des organisations de consommateurs et des syndicats, nous semblent avoir un sens essentiel. Ils soulignent en effet l’impact que vont avoir ces hausses sur l’ensemble de la société argentine, sur la vie citadine, sur les mécanismes de ségrégation et de fragmentation déjà à l’œuvre, ainsi que sur la vitalité de l’économie locale.


  1. Bus Rapid Transit (BRT) ou Bus à Haut Niveau de Service (BHNS) sont des termes désignant un système de transport aménagé pour l’autobus ou trolleybus dans le but d'offrir un service proche de ce que peuvent offrir d’autres systèmes de transports en commun, notamment le tramway à la française ou les métros, mais avec un coût au kilomètre moins élevé.  

  2. Système de BRT, ici un autobus collectif avec voie de circulation dédiée. 

  3. Concept introduit par Henri Lefebvre dans son ouvrage du même nom (1968), le droit à la ville, selon ses termes, « se manifeste comme forme supérieure des droits : droit à la liberté, à l’individualisation dans la socialisation, à l’habitat et à l’habiter. Le droit à l’œuvre (à l’activité participante) et le droit à l’appropriation (bien distinct du droit à la propriété) s’impliquent dans le droit à la ville ». p.140 

Pour citer cet article

Léa Delmas et Marie Zuliani, « Premiers pas à Buenos Aires, récit d’une expérience sensible de la ville à échelle humaine », Revue Sur-Mesure [En ligne], mis en ligne le 27/10/2016, URL : https://www.revuesurmesure.fr/contributions/journal-de-bord-1-2