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Entretien

Le Grand Paris sans Paris

un nouveau régime métropolitain ?

Et si le Grand Paris s’écrivait désormais sans Paris ? Dix ans après les premières ambitions du Grand Paris, l’heure est au point d’étape. Dans un entretien en prolongement du livre Pour en finir avec le petit Paris (Archicity, 2024), le géographe Daniel Béhar analyse la mutation d’un projet métropolitain, pensé comme un moteur d’unification et devenu un révélateur de trajectoires divergentes. Tandis que Paris se referme sur un modèle d’hyperproximité, l’archipel des périphéries invente ses propres régulations. Entre retrait du centre et autonomie des territoires, c’est tout le sens de l’idée métropolitaine qui vacille : la coopération peut-elle encore fonder un destin commun ?

Cet entretien intervient dans la continuité des débats initiés par la publication du livre Pour en finir avec le petit Paris (collectif, Archicity, 2024), au sein duquel Daniel Behar a apporté une contribution intitulée Le Grand Paris sans Paris ? L’ouvrage, qui accueille également les contributions de Bernard Landau, Françoise Fromonot ou encore Pierre Mansat, intervient à un moment charnière sur le devenir du Grand Paris en tant qu’espace de coopération métropolitaine. Dix ans après les premières ambitions portées par sa mission fondatrice, à la veille d’élections municipales où la question du Grand Paris s’impose chez certains candidats, et alors que les premiers tronçons du Grand Paris Express sont sur le point d’entrer en service, les auteurs témoignent de l'évolution des débats sur le sujet, des débats qui se sont déplacés, parfois éteints, souvent fragmentés.

La dynamique de métropolisation du Grand Paris, qui a pu être pensée comme un projet politique et spatial intégré, semble aujourd’hui se redéployer dans des stratégies différenciées, voire divergentes. Daniel Béhar, géographe, acteur et observateur attentif de ses transformations territoriales, revient ici sur ce qu’il analyse comme une mutation des postulats métropolitains initiaux : la définition d’un territoire pertinent en termes d’enjeux d’aménagement, l’identification de dynamiques communes entre centre et périphérie, ou encore la nécessité d’une gouvernance unifiée.

Le Grand Paris sans Paris ?

Dans son texte, Le Grand Paris sans Paris ?, Daniel Béhar interroge un paradigme qui domine les débats institutionnels et scientifiques depuis une vingtaine d’années : les grands défis parisiens — logement, mobilités, inclusion, transition écologique — ne peuvent être résolus qu’à l’échelle du Grand Paris. Les transformations récentes de l’agglomération francilienne appellent aujourd’hui à nuancer cette vision et à repenser le sens même de l’action publique métropolitaine.

« Rien ne s’est passé comme prévu »

Daniel Béhar identifie, à partir de 2007 et le lancement par l’Etat du projet du Grand Paris, un cycle annoncé comme celui de la métropolisation triomphante mais au cours duquel finalement « rien ne s’est passé comme prévu ». Le projet du Grand Paris devait alors conforter la capitale parmi les « villes-mondes » et corriger ses déséquilibres sociaux et territoriaux. Il reposait sur deux leviers : la création de clusters de compétitivité et la réalisation d’un métro automatique en rocade, le Grand Paris Express. Rapidement, ce dernier en est devenu la seule incarnation concrète, tandis que les ambitions économiques et sociales d’ampleur restaient pour la plupart lettre morte.

L’annonce du futur métro, conjuguée à l’entrée en vigueur des dispositions de la loi Alur, a déclenché une forte densification urbaine, non pas autour des polarités de ses gares comme espéré, mais de manière diffuse dans tout le tissu urbain de la zone dense. Cet aménagement non maîtrisé a produit un urbanisme du marché, sans réelle polarisation. Loin de réduire les inégalités territoriales, le projet a renforcé le clivage entre l’ouest tertiarisé et l’est résidentiel : l’accessibilité accrue a amplifié le modèle pendulaire domicile-travail plutôt que de le rééquilibrer. Enfin, la gentrification de la première couronne n’a pas entraîné d’éviction massive des classes populaires, mais une fragmentation interne des inégalités, mêlant des populations aux profils socio-économiques très contrastés dans une même commune, un phénomène à contre-courant des analyses académiques qui bouleverse les pratiques et politiques locales.

Un nouveau régime métropolitain ?

Daniel Béhar identifie par la suite une transition de régime de métropolisation : le projet du Grand Paris est passé d’une métropolisation triomphante à une métropolisation contestée. Accusées d’inefficacité économique et d’insoutenabilité écologique, les grandes métropoles voient leur légitimité remise en cause. Il ne s’agit pas, selon lui, d’une « démétropolisation », mais d’un nouveau cycle du fait métropolitain qui repose sur une dissociation croissante entre les lieux d’emploi – concentrés à Paris dans quelques communes de l’ouest et du nord – et les lieux de résidence, beaucoup plus étalés. Le Grand Paris Express accentuera cette dissociation : interconnexion de réseaux, il connectera entre eux des territoires déjà desservis, élargira le champ des mobilités, favorisant une vie métropolitaine « en archipel ». L’articulation du métro et du télétravail transforme la condition métropolitaine : de nombreux franciliens peuvent désormais concilier diversité des opportunités et dispersion résidentielle.

Alors que le Grand Paris entre donc dans un « âge 2 » de la métropolisation systémique, Paris promeut un modèle de la « ville du quart d’heure », presque a-métropolitain.

En parallèle de cette évolution de la métropole vécue, ce sont les orientations des politiques publiques qui évoluent : on passe d’une logique de compétitivité mondiale (autour des clusters de la ville-monde) à celle d’un besoin de coopérations écosystémiques, fondées sur la coordination horizontale des territoires autour de divers enjeux : énergie, alimentation, décarbonation de la vallée de la Seine, etc. L’abandon du projet EuropaCity est un symbole de cette bascule : la Métropole n’est plus un lieu de performance globale mais un système à réguler collectivement.

La Métropole sans Paris

La frontière du périphérique s’efface : les politiques d’aménagement qui accompagnent le renouvellement urbain et la transition écologique des communes de la zone dense de la Métropole semblent rapprocher Paris de sa première couronne. Pourtant, leurs trajectoires divergent : alors que le Grand Paris connaît une dissociation toujours plus forte des lieux d’emploi et de résidence (en distance du moins), Paris s’affirme comme une ville de l’hyperproximité, où près de trois quarts des actifs travaillent intra-muros. Là où la métropole cherche un nouvel équilibre autour des activités productives, Paris régule une économie centrée sur le tourisme, le luxe et le numérique. Socialement, la première couronne se diversifie tandis que Paris s’homogénéise par le haut. Sur le plan politique, enfin, la capitale s’éloigne du récit métropolitain : alors que le Grand Paris entre donc dans un « âge 2 » de la métropolisation systémique, Paris promeut un modèle de la « ville du quart d’heure », presque a-métropolitain.

Sous couvert d’un discours interrogeant la « bonne échelle », la Ville-capitale semble opérer un retrait, en étant moins le moteur du développement métropolitain qu’un espace d’expérimentation d’une urbanité résiliente. Ce choix d’une voie singulière doit-il conduire le Grand-Paris à se penser sans Paris ?

Entretien avec Daniel Béhar

C’est à partir de cette question que nous avons interrogé Daniel Béhar, afin d’éclairer la tension constante entre la puissance d’un centre métropolitain qui s’autonomise et des périphéries qui s’archipélisent.

Dix ans après l’acte de naissance du Grand Paris, que révèle selon vous les évolutions récentes de la Métropole ?

Daniel Béhar : ce que je trouve frappant, c’est le renversement des évidences. Pendant des années, le Grand Paris a été pensé comme une nécessité politique et fonctionnelle : la ville-centre devait se relier à sa périphérie, la métropole devait devenir cohérente, gouvernable, intégrée. Or, aujourd’hui, tout indique que Paris et sa région vivent des trajectoires de plus en plus différenciées.

Paris intra-muros s’est homogénéisée socialement, avec une population en baisse et une économie tertiaire très sélective, tandis que le reste de la métropole a gagné en diversité, en complexité, parfois en autonomie. Ce qu’on observe, ce n’est plus une métropole unifiée, mais une coexistence de systèmes : d’un côté, une ville dense, insulaire, qui s’organise autour de logiques propres ; de l’autre, une archipelisation de pôles, de territoires en voie d’autonomisation qui développent leurs propres modèles de développement. Le Grand Paris n’a pas produit la convergence annoncée : il a plutôt révélé l’ampleur des divergences.

Nous assistons à une mutation où ce que nous pouvions supposer devenir une certaine forme d’interdépendance prend la forme d’une certaine indifférence.

Cette divergence traduit-elle un échec du projet métropolitain ou une transformation de sa nature ?

Ni l’un ni l’autre, en vérité. Il ne s’agit pas d’un échec, mais d’un déplacement. Les intentions initiales du Grand Paris – relier, intégrer, redistribuer – ont produit des effets inattendus. En cherchant à créer un système métropolitain cohérent, on a mis en lumière l’autonomie croissante de ses composantes.

Le Grand Paris Express, par exemple, devait contribuer à renforcer les liens avec la capitale. Il est en train de faire l’inverse : en dessinant une rocade, il relie les banlieues entre elles et renforce leur indépendance vis-à-vis du centre. Cela ne signifie pas que le projet est manqué, mais plutôt qu’il transforme la nature même de la métropole. Nous assistons à une mutation où ce que nous pouvions supposer devenir une certaine forme d’interdépendance prend la forme d’une certaine indifférence : les territoires du Grand Paris continuent d’échanger, mais sans centre organisateur, sans hiérarchie partagée. C’est le paradoxe d’un système qui évolue en dehors du modèle qui l’a fondé.

Vous parlez d’un centre devenu « insulaire ». En quoi cette idée change-t-elle la manière de penser Paris ?

L’image de l’insularité me semble juste, parce qu’elle dit à la fois la fermeture et la résilience. Paris n’est pas isolée au sens d’une ville déconnectée, mais elle tend à fonctionner sur un registre qui lui est propre. Les politiques publiques de la ville, qu’il s’agisse des mobilités, du logement, de l’espace public, etc. traduisent une logique d’autonomie assumée. La Zone à Trafic Limité, la réduction de la vitesse sur le périphérique, les divers projets de piétonnisation, etc. : toutes ces mesures sont emblématiques d’une gouvernance parisienne qui affirme sa capacité à agir sans nécessairement coopérer. Et ce qui est intéressant, c’est que cela fonctionne : Paris continue d’attirer et de se transformer, malgré les contraintes qu’elle s’impose.
Mais cette puissance a un revers : elle accentue la fracture avec les territoires voisins, pour lesquels la ville-centre devient à la fois modèle et repoussoir. Le « petit Paris » n’est plus seulement un espace géographique : c’est un référentiel politique qui se suffit à lui-même.

Le « centre » n’est plus l’organe de coordination : il est devenu un point parmi d’autres, parfois même un obstacle à la fluidité du système.

Faut-il alors repenser la gouvernance métropolitaine ? Peut-on encore parler d’un « Grand Paris » au sens politique du terme ?

La question de la gouvernance est devenue presque anachronique. On continue de parler du Grand Paris comme d’une entité à construire, mais les logiques institutionnelles, économiques et sociales sont ailleurs. La gouvernance intégrée, telle qu’elle fut imaginée il y a quinze ans, repose sur une croyance : celle d’un territoire pertinent qu’il suffirait d’unifier pour le rendre efficace. Or, cette pertinence n’existe plus, ou du moins, elle s’exprime autrement.

Les formes contemporaines de métropolisation ne passent plus par la hiérarchie territoriale, mais par des réseaux, des coopérations ponctuelles, des interdépendances non institutionnelles. Le « centre » n’est plus l’organe de coordination : il est devenu un point parmi d’autres, parfois même un obstacle à la fluidité du système. La véritable question, aujourd’hui, n’est plus « comment gouverner la métropole ? », mais « faut-il la gouverner ? ». Autrement dit : jusqu’où peut-on laisser les dynamiques locales et sectorielles produire leur propre cohérence sans chercher à les intégrer de force dans un récit commun ?

Vous évoquez souvent la tension entre coopération et puissance. Comment la traduisez-vous dans l’action publique ?

C’est une tension constitutive de l’histoire urbaine. Coopérer, c’est reconnaître la pluralité des acteurs, partager la décision, inventer des formes de gouvernance souples. Gouverner par la puissance, c’est assumer la verticalité, l’efficacité, la capacité à imposer une direction. Paris, aujourd’hui, incarne plutôt la seconde posture : celle d’une puissance institutionnelle qui agit à partir d’un mandat local, mais dont les décisions ont des effets métropolitains. Or, cette asymétrie rend la coopération difficile. D’un côté, les élus parisiens répondent à une légitimité électorale circonscrite ; de l’autre, leurs décisions reconfigurent des équilibres régionaux entiers.

La question devient donc éthique : qu’est-ce qui doit primer dans l’action publique ? L’habitabilité locale ou la cohérence du système ? La démocratie du proche ou la régulation du global ? À mes yeux, la puissance sans coopération finit toujours par produire de la fragmentation, tandis que la coopération sans puissance reste souvent impuissante. Il faut apprendre à tenir les deux ensemble, ce qui est précisément ce que notre système politique peine à faire.

Vous avez évoqué la disparition des espaces de débat autour de ce type d’enjeux au niveau de la métropole. Est-ce selon vous le signe d’une dépolitisation du Grand Paris ?

Oui, clairement. Ce qui est frappant, c’est qu’au moment où les transformations sont les plus visibles – nouvelles lignes, nouveaux pôles, mutations urbaines profondes – le débat s’est éteint. Dans les années 2000, on avait encore des lieux comme l’Atelier International du Grand Paris ou le Forum métropolitain qui jouaient un rôle d’incubateur intellectuel et politique. Aujourd’hui, ces espaces n’existent plus.

C’est là l’enjeu majeur : réinventer les conditions du débat métropolitain, pas seulement entre techniciens ou élus, mais avec les citoyens, les chercheurs, les praticiens.

On continue d’investir massivement, notamment près de trente milliards d’euros pour le Grand Paris Express, sans véritable discussion collective sur ce que ces infrastructures produisent, sur les modèles de société qu’elles engagent. Or, l’absence de débat n’est pas neutre : elle prive la métropole de sa dimension politique, au sens noble du terme. Je crois que c’est là l’enjeu majeur : réinventer les conditions du débat métropolitain, pas seulement entre techniciens ou élus, mais avec les citoyens, les chercheurs, les praticiens. Tant que ces questions resteront cantonnées à des cercles experts, la Métropole restera un projet sans voix.

Cet entretien révèle à quel point le Grand Paris a évolué de son ambition initiale. Ce qui devait être un projet d’unification est devenu un laboratoire de différenciation, un espace où les logiques locales s’émancipent du récit métropolitain. Paris fonctionne désormais comme une île puissante au cœur d’un archipel mouvant. Les périphéries, quant à elles, inventent leurs propres régulations, souvent hors du regard du centre. Mais cette autonomie croissante ne parvient pas à fonder un avenir commun. La Métropole reste en soi un espace politique, traversé de contradictions et de tensions. La disparition des forums de débat, la difficulté à penser la coopération autrement que sous forme de dispositifs institutionnels, tout cela interroge notre capacité collective à produire du sens à l’échelle métropolitaine. Peut-être faut-il accepter que le Grand Paris ne soit plus un projet de gouvernement, mais une condition : celle d’un monde urbain fragmenté où la question n’est plus de construire une unité, mais de maintenir vivante la possibilité du dialogue. C’est là, sans doute, la forme la plus exigeante – et la plus contemporaine – de la démocratie métropolitaine.

Pour citer cet article

Daniel Béhar, « Le Grand Paris sans Paris », Revue Sur-Mesure [En ligne], mis en ligne le 24/11/2025, URL : https://www.revuesurmesure.fr/contributions/le-grand-paris-sans-paris