Contributeur régulier de la revue Sur-Mesure depuis sa création, l’urbaniste et photographe-auteur Yann Aubry, a vu son travail évoluer depuis une dizaine d'années d’une photographie de ville vers une photographie de territoire. A travers des publications régulières, des expositions et des projets développés dans le cadre de commandes artistiques ou de démarches personnelles, son travail exprime un regard singulier sur la fabrique de la ville et des paysages. Grâce à un protocole précis et à l’utilisation de la marche comme élément fondateur de l’acte de prise de vue, une cohérence sensible est visible au sein de chaque série, le parcours en étant le fil conducteur. Au fil de quelques questions, nous plongeons au cœur de son travail artistique où sa profession d’urbaniste semble avoir un effet de catalyseur de réflexion mais également un dispositif de prise de recul par rapport à ses sujets.
Sur-Mesure : En tant que contributeur régulier, nous avons eu la chance d’accueillir au fil de nos cycles de publications, vos séries. Quelles ont été à la fois les évolutions de votre travail et la constance entre ces séries ?
En effet, dès 2016, j’ai publié une contribution dans Sur Mesure à l’occasion du premier cycle dédié aux intéractions entre ville et numérique. J’ai réalisé une série assez éloignée de mon travail photographique habituel : j’avais analysé les usages au sein du Parc de la Villette à l’heure du jeu en ligne Pokemon Go, fondé sur la localisation et utilisant la réalité augmentée. Il me semblait intéressant d’illustrer la manière avec laquelle cet espace public était devenu un lieu de rassemblement pour des joueurs, créant par conséquent une nouvelle géographie de l’espace.
Répondre à une problématique en utilisant la série photographique comme une narration.
De manière générale, au fil des cycles de la revue, j’ai tenté de développer le regard d’un photographe-auteur traitant des sujets tel un urbaniste, et vice versa, en développant un regard personnel tout en l’inscrivant dans un cadre établi (celui du cycle) ; comme si j’avais dû répondre à une commande. Je dirais que le fil conducteur de mes séries est la volonté de répondre à une problématique en utilisant la série photographique comme une narration capable de suggérer des clés de lecture à destination des amateurs de photographie comme des urbanistes.
Un autre point commun entre ces séries est l’usage de la marche. Je me sers de la marche pour m’immerger dans les lieux que je photographie ; je passe de longues journées à arpenter le terrain afin de capter les ambiances, les différentes lumières, faire des rencontres… La photographie est avant tout une expérience du corps dans l’espace. Dans mes séries, les photographies sont accompagnées d’un texte dans lequel je développe une pensée. Il s’agit en général de contextualiser le cadre d’intervention et de faire état de mes réflexions sur un sujet d’urbanisme ou d’aménagement du territoire.
Sur-Mesure : Qu’est-ce qui a influencé votre parcours de photographe et d’urbaniste ? Qu’est-ce qui se joue dans votre pratique au croisement de ces deux disciplines ?
Avant de débuter la photographie, j’ai surtout développé un regard sur la ville par l’arpentage. J’ai grandi en Egypte, à Alexandrie, une ville ayant une histoire très intéressante du point de vue des échanges culturels. Cela donne à voir une architecture hétéroclite et des successions d’ambiances variées, dans une trame urbaine que l’on pourrait qualifier de chaotique. C’est d’ailleurs de la description de cet environnement comme toile de fond qu’est né le Quatuor d’Alexandrie, l'œuvre majestueuse de l’écrivain britannique Lawrence Durrell.
« Seule la ville est réelle » : l’exercice consistant à capturer des morceaux de cette réalité pour construire son propre univers narratif m’a toujours semblé séduisant.
Ce contexte particulier m’a probablement amené petit à petit à l’urbanisme et à la photographie, et ce, non pas par la pratique de ces disciplines mais par le travail du regard et l’exercice de l’observation des paysages vernaculaires. C’est également grâce au cinéma que le désir de capturer des fragments du réel s’est progressivement affirmé. J’ai découvert les réalisateurs Stanley Kubrick, Wim Wenders et Jim Jarmusch à l’adolescence et je pense que leurs univers m’ont donné plus tard envie de photographier la ville et les paysages créés par l’Homme. Avant de photographier, je n’ai fait qu’explorer le territoire et l’observer sans savoir que la photographie me permettrait de développer mon univers personnel. Lawrence Durrell disait que dans le Quatuor d’Alexandrie, « seule la ville est réelle » : l’exercice consistant à capturer des morceaux de cette réalité pour construire son propre univers narratif m’a toujours semblé séduisant.
La photographie est arrivée dans ma vie à 18 ans, en m’installant de l’autre côté de la Méditerranée, à Marseille pour mes études supérieures. En parallèle d’une formation initiale en environnement, j’ai débuté la photographie en autodidacte, en photographiant la ville lors de mes journées à skateboard. Cette curiosité esthétique pour l’objet ville m’a orienté vers un cursus en urbanisme et vers la photographie de paysages urbains. J’ai particulièrement été influencé par le newtopographics, par la photographie documentaire des artistes missionnés par la DATAR et par la photographie des landscape studies en tant qu’outil d’archivage dans le cadre de recherches sur les paysages en mutation de l’après-guerre. Plus localement, j’ai été influencé par les travaux de Laurent Malone, Geoffroy Mathieu, Bertrand Stofleth et de Sylvain Maestraggi dont j’admirais les séries. Au-delà de la photographie de paysage, la dimension territoriale de l’approche photographique m’a semblé être l’orientation à donner dans mes travaux. Je suis convaincu qu’en identifiant et en décrivant un phénomène urbain ou territorial, cette pratique de la photographie a le potentiel pour donner naissance à une œuvre artistique.
Mon mémoire de fin d’études en urbanisme a été une véritable révélation et c’est à partir de ce moment précis que mon travail d’auteur s’est structuré autour de la combinaison entre marche et photographie de territoire. Mon directeur de mémoire m’a encouragé dans cette voie. Un mariage entre un travail d’urbaniste et une démarche artistique personnelle me semblait donc envisageable. Au même moment, la rencontre avec le photographe (et urbaniste) David Cousin-Marcy n’a fait que conforter cette idée.
Après un passage par Sciences-po Aix, j’ai donc commencé ma vie active en combinant un travail à plein temps en agence et en m’impliquant dans mes créations. Des rencontres déterminantes m’ont permis de faire partie de l’aventure du Sentier Métropolitain du Grand Paris en tant qu’artiste invité. Ce fut une étape importante dans la mise en place de ma grammaire d’auteur. D’un point de vue technique, je travaille principalement à la pellicule argentique couleur, moyen format ou 35 mm en fonction de l’orientation que je souhaite donner à la série. Mon matériel de prise de vue est léger, robuste tout en possédant une excellente qualité optique. Cela n’est donc pas un frein lorsque je dois parcourir de longues journées à pied (souvent 25 km.).
Sur-Mesure : Au quotidien, comment s’articulent le métier d’urbaniste et la pratique artistique de la photographie ?
Je développe des approches distinctes dans les deux disciplines tout en les reliant par des passerelles. Ainsi, mon métier d’urbaniste vient nourrir mes réflexions de photographe tandis que mon regard de photographe affine la manière avec laquelle j’appréhende mon rapport à l’espace dans mon activité d’urbaniste.
Depuis 2022, j’ai fait le choix de basculer dans la fonction publique après avoir travaillé pendant 7 ans dans le secteur privé. Il s’agissait d’une volonté de m’inscrire dans un environnement local, en étant observateur direct et acteur des politiques de développement d’un territoire. La Ville pour laquelle je travaille a une superficie de 70 hectares et une population d’environ 18 000 habitants : cela en fait une des villes les plus denses de France. Elle est située en Seine-Saint-Denis, aux portes de Paris et pourtant elle véhicule un esprit village car sa trame urbaine est héritée de son passé agricole, de villégiature, puis, plus tardivement de faubourg ouvrier. Par sa proximité avec Paris, et grâce à son cadre vie, la ville est devenue attractive et il est particulièrement intéressant d’être au cœur des mutations en cours. C’est un quotidien qui nourrit mon regard de photographe même si je m’efforce à ne pas développer ma démarche d’auteur sur mon lieu de travail. Je suis convaincu qu’il faut parfois savoir se contraindre pour rester libre de créer. Je photographie alors avec les yeux cette ville dont la devise est « Pré je fus, Ville je suis ».
Sur-Mesure : Quels sont les projets sur lesquels vous travaillez en ce moment ?
Je suis actuellement dans la phase de valorisation de deux projets entrepris l’année dernière. Le premier s’intitule Le Bassin Servant. Il s’agit d’une série réalisée sur le Sentier Métropolitain de GrandAngoulême. Après avoir été sélectionné à l’issue d’un appel à projets artistiques par l’agglomération de GrandAngoulême et l’agence des Sentiers Métropolitains, j’ai parcouru à pied environ 200 km le long de ce parcours pour en extraire un récit visuel singulier.
La série questionne plusieurs sujets ayant une place importante dans mes réflexions d’urbaniste et de photographe-auteur : la présence de l’eau et de l’agriculture ; les évolutions de l’habitat individuel ; le patrimoine industriel et son appropriation ; l’héritage des quartiers d’habitat social. Ce nouveau projet m’a permis de replacer la marche au cœur de mon processus créatif.
Le bassin servant
Le second projet s'intitule Ligne de Vie. C’est une enquête photographique réalisée dans la Vallée de la Roya. J’ai réalisé le corpus d’images pour accompagner une recherche sur les petites lignes ferroviaires et la construction de nouvelles territorialités. En faisant appel à un photographe-auteur, mes commanditaires ont cherché plus que de simples illustrations. Il a donc fallu que j’élabore mon propre diagnostic avant d’aller sur le terrain, en analysant tant le contenu de l’article scientifique des chercheurs que les cartes IGN de la Vallée. Le corpus d’images fera partie d’un ouvrage collectif qui paraîtra aux Presses Universitaires de Grenoble dans la collection Montagne et Innovation en 2025. Je suis actuellement en pleine écriture de mon article de contribution. J’apprécie le fait de prendre du recul en décrivant ma démarche et en détaillant mes réflexions, comme j’ai pu le faire dans les contributions pour Sur-Mesure.
Ligne de vie
Sur-Mesure : Où est-ce que vous exposez vos travaux ?
Ma prochaine exposition s’intitule MONUMENTS. Elle prendra place au sein de la galerie 4m2 au 36 rue de la Folie-Méricourt du 8 mars au 4 avril 2024. 4m2 est une micro-galerie libre spécialisée dans la photographie de territoire. Elle est tenue par l’architecte, perspectiviste et photographe Corentin Lespagnol. Dans cette exposition, j’ai réuni une quinzaine de clichés réalisés durant les six dernières années. Je développe un regard personnel sur la notion de monument, avec une touche d’ironie pour certains édifices, en resituant le monument dans son ancrage au site pour en faire ressurgir le génie du lieu, ou en représentant ce qu’il nous permet de voir sur le grand paysage. Certains lieux nous interrogent également sur notre rapport à l’Histoire. Les prises de vue proviennent de séjours à Marseille, Nantes, Lille, Dieppe et Berlin.
MONUMENTS
L’apéro-vernissage aura lieu le vendredi 8 mars à partir de 18h00. Je serai ravi de partager ce moment avec les lecteurs, les contributeurs et les membres de l’équipe de Sur-Mesure.
