Première étape de mon périple à vélo : Bordeaux. Ce choix n’est pas anodin : derrière ses façades et ses quais proprement aménagés, la ville porte en elle un passé commercial, militaire et colonial qui fait écho, d’une certaine manière, à Dakar, point d’arrivée de mon voyage. Les deux ports ont longtemps été reliés par des flux marchands et humains, à travers ce qu’on appelait alors le commerce triangulaire : vins, alcools, matériaux d’un côté, ressources, troupes, colons et esclaves de l’autre. Un passé lourd qui imprime encore certains murs.
J’arrive à Bordeaux par le nord, après avoir traversé la Dordogne puis la Garonne, ces deux fleuves qui forment ensemble la Gironde, véritable colonne vertébrale de l’essor industriel et économique de la ville. En longeant la rive droite, je pédale entre grands arbres, quais en chantier et immeubles flambant neufs. Très vite, les friches apparaissent. Discrètes parfois, monumentales à d’autres endroits. Qu’elles soient industrielles, militaires ou tertiaires, ces parcelles à l’abandon disent quelque chose de l’histoire de la ville et de ses aspirations contemporaines.
Les vestiges industriels
Ces parcelles que l’on croise à Bordeaux, sont l’héritage direct d’un passé productif, autour du port, du rail, du commerce, du militaire. Historiquement, ces activités se sont implantées au cœur ou en bordure immédiate de la ville : près du fleuve, des axes ferroviaires, des quartiers ouvriers. On observe aujourd’hui les traces de ce passé révolu, de manière plus ou moins claires, laissant apparaître ce qu’on appelle de manière générale mais parfois injuste, des friches.
Au fil de mes discussions, plusieurs mots sont revenus pour désigner ces espaces : “verrue dans le quartier”, “dent creuse”, “délaissé”, “zone morte”…


…mais aussi : “lieu de mémoire”, “opportunité”, “patrimoine vivant”.
Bordeaux compte plusieurs exemples emblématiques de ces anciens sites d’activité reconvertis ou en voie de l’être :
- Le secteur de la gare Saint-Jean, et son réseau ferré, au cœur du projet Bordeaux-Euratlantique.
- Darwin, sur la rive droite, autrefois caserne militaire, aujourd’hui tiers-lieu devenu presque institution.
- Les Bassins à flot, anciens chantiers navals, mémoire du port marchand et militaire.
Ces friches bénéficient aujourd’hui d’une situation stratégique : en pleine ville, là où les besoins en logement, en espaces publics et en équipements sont les plus pressants. Elles attirent donc les convoitises, mais aussi les imaginaires.
La transformation de ces espaces à Bordeaux s’organise notamment à travers une Opération d’Intérêt National (OIN) : c’est le cas de Bordeaux Euratlantique. Ce vaste projet s’étend sur 738 hectares et vise à reconvertir d’anciens terrains ferroviaires et industriels en quartiers mixtes mêlant logements, bureaux, équipements publics, espaces verts… Avec, en toile de fond, l’ambition de renforcer le rayonnement national de la métropole bordelaise.
Mais que deviennent ces friches une fois qu’elles sont transformées ou simplement réappropriées ? À qui profitent-elles ? Et que nous disent-elles de notre rapport à la ville et à son histoire ? C’est ce que j’ai voulu comprendre en parcourant ces lieux et en écoutant ceux qui y vivent ou les observent.
L'évolution à l'œuvre des friches bordelaises
Ce qui est marquant, et c ‘est le cas à Bordeaux comme ailleurs, c’est que la reconversion des friches n’est jamais immédiate. Elle s’étire sur le temps long, se fragmente, s’ajuste en permanence. Ces transformations sont techniquement complexes et surtout économiquement fragiles. Avant de pouvoir parler de « nouveaux quartiers », il faut souvent passer par des années de lourds travaux : désamiantage, dépollution des sols, consolidation des structures existantes…
À cela s’ajoute le montage financier : les collectivités peuvent porter une partie du projet, mais beaucoup dépendent d’investisseurs privés, d’appels à projets, ou encore d’outils publics comme l’ANRU ou le fond friche (financement d’État). À Bordeaux, l’établissement public Bordeaux-Euratlantique pilote une bonne partie de ces reconversions, en partenariat avec la Métropole.
On a l’impression que ces quartiers sont en pause, qu’il ne se passe pas encore grand chose. Beaucoup d’équipements prévus ne sont pas encore sorties de terres et, de fait, quand les programmes immobiliers sont livrés, ils sont monofonctionnels, sans commerce ou lien avec le tissu existant.
Certains lieux cependant parviennent à émerger. C’est le cas de Darwin, par exemple, qui fonctionne presque à contretemps du reste : installé avant la majorité des projets environnants, il a réussi à créer au fil du temps une attractivité spontanée, autour d’espaces de coworking, d’une ferme urbaine, d’un skatepark, de cafés… Mais là aussi, la dynamique reste ambiguë : les loyers y sont élevés, les enseignes haut de gamme (Véga, Patagonia…) envoient un message clair sur le public visé.

Ailleurs, la mutation produit un tissu urbain disparate où se côtoient :
- Des garages en activités, des friches occupées temporairement par d’autres activités industrielles, par des associations ou des collectifs d’artistes.
- Des initiatives citoyennes qui tentent de maintenir une forme de proximité, de créer du lien, et de développer un outil de production.
- Des projets immobiliers qui sortent de terre, parfois complètement déconnectés des usages.
Le sentiment de quartiers en suspens perdure : des lieux en chantier, à moitié investis, où tout semble amorcé sans être vraiment achevé. C’est un peu là le paradoxe de l’aménagement du territoire bordelais : des lieux en pleine transformation, jamais figés, et certainement difficiles à habiter au présent.
Alors que faire de ces espaces d’entre-deux ? Est-ce qu’ils incarnent une chance d’inventer autre chose ou bien la façade créative d’un modèle qui ne change pas en profondeur ?
Entre mémoire, innovation, exclusion… : tentative d’interprétation
Dans les lieux que j’ai pu traverser, les personnes rencontrées m’ont fait part de leurs attentes vis à vis des friches encore là, avec l’idée tout d’abord de voir ces endroits devenir – enfin – autre chose que de simples opérations immobilières. Nous parlons de la nécessité de garder une ville vivante, mais surtout productive : « J’ai un problème sur ma caisse, faut que je sorte de Bordeaux pour trouver un garagiste pas trop cher. Y’a plus rien ici », me dit un habitant du centre. On remarque alors qu’aujourd’hui, ces lieux sont relégués en périphérie, et les usages ordinaires et historiques (réparer, produire) de la ville ont disparus du paysage urbain métropolitain.

À travers les friches, c’est aussi la mémoire des usages d’une ville qui se joue : les anciens murs, les tags, les structures métalliques… rappellent que Bordeaux fut aussi une ville ouvrière, portuaire, militaire. Certains évoquent l’importance de conserver ces traces, non pas comme des reliques figées, mais comme supports pour imaginer autre chose : un tissu plus diversifié, mêlant logements, ateliers, lieux associatifs, services de proximité. On ressent alors une envie et un besoin de mixité, pas juste sociale, fonctionnelle. Une ville où on peut habiter, travailler, créer, réparer… sans segmenter.
Cependant, les projets en cours, eux, ne vont pas toujours dans ce sens. Il y a cette impression d’un modèle qui se répète, d’un urbanisme qui promet l’innovation mais produit souvent les mêmes effets : hausse des loyers, standardisation, report des activités les moins rentables en périphérie.
Ce qui rend ces lieux intéressants, c’est aussi leur temporalité. Les friches laissent parfois place à des usages temporaires, des expérimentations, des tentatives : agriculture urbaine, ateliers associatifs, cohabitation de fonctions. Cette lenteur et ce flou, permettent parfois de penser autrement l’aspect normatif de l’aménagement. D’inventer avant de figer. Mais ces fenêtres temporelles sont fragiles, souvent très vite refermées dès lors que le foncier devient trop convoité.
Alors que l’on cherche à limiter l’artificialisation des sols, les friches offrent de réelles opportunités : réutiliser plutôt que construire ailleurs, préserver un peu de sol vivant. Mais ces espaces restent ambivalents : ils sont à la fois les traces d’un passé divers mais aussi des zones de tension où se négocient usages, mémoires, modèles urbains. Pour moi, qui traverse ces territoires à vélo, c’est une question que je retrouverai sûrement ailleurs : comment d’autres villes, dans d’autres contextes, parviennent à s’emparer, peut-être différemment, de ces lieux en suspens ?