Un voyage en famille, dans les années 1990 à Athènes, m'a fait découvrir cette gigantesque hydre de béton. Je garde encore en mémoire de ces instants les odeurs d'oranges amères, de la moiteur et d'une chaleur écrasantes, des pastèques qui tombaient d'un pick-up bleu plein à craquer ; elles se fracassaient sur le goudron brûlant de l'avenue qui menait je-ne-sais-où depuis l'aéroport. Depuis plusieurs années, des rencontres et des amitiés m’y ont conduit à de nouvelles reprises. Athènes ne me quitte plus et j’ai toujours une bonne raison pour y retourner : la musique et les errances dans les quartiers où peu de voyageurs vont, hormis les athéniens.
Comme un air familier d’Athènes
J’ai toujours eu un attrait pour les styles d’architectures qui évoquent un mode de vie et des ambiances de nos jours oubliés. La ruine moderne et contemporaine provoque chez moi de fortes émotions et font surgir dans mon esprit des visions et des ambiances d’un passé révolu. Athènes regorge de trésors architecturaux néo-classiques du XIXe siècle qui activent assez instinctivement chez moi la machine à rêves.
Pour chaque projet personnel, je préfère me concentrer sur les marges et les à-côtés dont on ne fait pas ou plus attention. Je préfère me focaliser sur ce qui demeure presque invisible, ce qu’on aurait trop vu et à quoi on ne prête plus la moindre attention ou presque. A Athènes, je souhaitais m’orienter vers ce qui révèle les traces d’un passage des Hommes dans les immeubles ou les maisons. Ces constructions demeurent dans un entre-deux temporel, sans fonction : ni habitées ou vraiment animées, mais pas encore disparues... Je voulais rendre grâce par mes longues marches urbaines et photographiques, à la singularité architecturale des constructions du XIXe siècle, en proie à un déclin inéluctable.
Cette approche de la découverte de la ville me questionne plus que de labourer un terrain davantage saturé, même si, à Athènes particulièrement, les sites antiques sont sublimes voire mystiques et que nombres d’expositions ou publications1 pourraient encore longtemps rendre honneur à la majesté des lieux. Ces lieux sont aussi, à mon sens et même si j’en suis partie prenante, irrémédiablement associé à un surtourisme étouffant. Les critiques et analyses liées à la surexploitation des espaces et des lieux touristiques doivent être partagées ; elles le sont déjà grâce à la photographie avec le concours des sciences humaines et sociales.
En 2021, de retour à Marseille de l’un de mes voyages improvisés dans la capitale grecque, je me plongeais dans l’écoute obsessionnelle – comme pour me souvenir des moments passés dans la ville – d’une culture musicale qui me colle depuis lors à la peau : le rébétiko. Très vite, grâce à une curiosité maladive pour l’histoire, notamment sociale de cette musique, j’ai appris et compris les provenances géographiques et sociologiques des créateurs du rébétiko et de ses sonorités, métissées entre orient et occident. Malgré ma méconnaissance d’alors, cette musique m’emportait vers les rivages lointains de la mélancolie.
Les quartiers athéniens de la grande catastrophe
Un petit point d’histoire est nécessaire. Il faut revenir aux débuts des années 1920 et à des moments tristement cruciaux pour l’histoire et le destin de la Grèce moderne : La Grande Catastrophe2. Cet épisode encore très vif dans le cœur des Grecs, a vu l’arrivée de plus d’un million de grecs d’Asie Mineure. Ces populations, souvent mal considérées, sont venu gonfler les chiffres des personnes qui avaient déjà gagné, aux fils des décennies précédentes, la capitale de l’Etat grec. Les réfugiés ont, pour certains, été contraints de vivre dans des bidonvilles dans les zones ouest et sud d’Athènes, créant de nouvelles villes et quartiers : Kokkinia, Nikaia, Drapetsona, pour ne citer qu’eux, qui comptent parmi les zones que j’ai explorées. Nous pourrions aussi citer Perama, Nea Smyrne et tant d’autres3.
Les réfugiés, avec notamment leur culture musicale issue d’Asie Mineure, se sont mélangés aux populations, dont une grande part d’ouvriers, plus « occidentale » dans leurs cultures et modes de vies. Ces échanges, voulus ou non, qu’ils soient sociaux ou culturels, et plus spécifiquement musicaux, sont à l’origine de l’émergence du genre rébétiko dont on distingue différents styles, le piréotiko (du Pirée) et le smyrneiko (de Smyrne).
La ville au son de la musique rébétiko
Dès 2022, avec quelques bagages théoriques issues des lectures de l’histoire sociale et de la géographie du rébétiko4 – notamment les riches et passionnantes publications de Panagiota Anagnostou5 et des articles d’Alexandra Mourgou à ce sujet – j’ai arpenté les rues d’Athènes à la recherche des bâtiments issus des premières décennies du siècle dernier.
Les images de ce portfolio commencent au cœur de la ville d’Athènes, là où se concentre la majorité des flux touristiques et où se trouvent nombre de bâtiments de style néo-classique, encore debout ou cacochymes. Ils font l’histoire architecturale majestueuse et singulière de la capitale. Je me suis ensuite très vite dirigé vers les quartiers où les différentes classes sociales qui avaient été à l’origine de l’émergence du rébétiko vivaient. Au fil des images, défilent des habitations construites pour et par les classes bourgeoises et aisées, des bâtiments faits de bric et de broc, ceux des classes ouvrières, laborieuses et des réfugiés, ainsi que des zones de bidonvilles des quartiers environnants au Pirée.
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L’un des premiers à avoir photographié l’Acropole fut Joseph-Filibert Girault de Prangey en 1842 : voir le livre de Martin Parr, Acropolis Now. ↩
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Lire l’article du CNRS au sujet de La Grande Catastrophe. ↩
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Lire les chapitres (en anglais) du catalogue d’exposition Mikra Asia. Une partie de cette exposition, proposée par le Musée Benaki en 2022, m’était notamment en avant les travaux de chercheurs par des cartes les zones d’habitats précaires des réfugiés. ↩
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Ecouter la chanson Ta Kala Paidia de Sotiria Bellou, où elle espère passer deux heures de soirée rébétique entourés de bons amis et camarades à errer dans les quartiers de Drapetsona, Tabouria, Chatzikiriakio, Pasalimani (Le Pirée) et dans le centre d’Athènes : Plaka et Varvakeio (Halles à viandes). Ces différents noms de quartiers et de lieux sont des hauts lieux de la culture sociale liée au rébétiko. Kato Eki Sti Drapetsona, Markos Vamvakaris ou Drapetsona, Grigoris Bithikotsis, entres autres chansons. ↩
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Les représentations de la société grecque dans le Rebetiko, Panagiota Anagnostou et Rebetiko Neighbourhoods: Musical Encounters and Social Transformations in Drapetsona and Nea Kokkinia, Piraeus, Alexandra Mourgou. ↩