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Nouveaux visages de la ville active

Les Alpes : un portrait productif

À bord de son avion, Roberto Sega nous emmène observer les Alpes. Il partage avec nous ce constat frappant : la façon dont l'activité économique et notamment industrielle, a changé leur visage. Dans les photographies et le récit de l'auteur, c'est depuis le ciel que la région révèle sa nature, profondément productive, et son paysage, colonisé.

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Le voyage commence à l’aéroport de La Blécherette de Lausanne. La première chose que l’on remarque, juste après le décollage, est la grande étendue d’eau du lac Léman, sur lequel se reflètent les imposantes montagnes françaises. Je regarde en arrière vers Lausanne, à la recherche d’un point de repère, et mon attention se porte sur le grand nœud infrastructurel de Crissier-Bussigny, à la limite urbaine du « Grand Lausanne ». Plus à l’ouest, je distingue le cours de la rivière Venoge qui se jette dans le Léman en formant un vaste delta.

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Après un bref survol du lac Léman, l’avion parcourt la plaine du Chablais à basse altitude, en direction du sud-est. Sur le versant droit, je remarque presque immédiatement la silhouette de la centrale thermique de Chavalon - abandonnée depuis 10 ans - qui domine la région avec sa cheminée de 120 mètres de haut et ses quatre tours de refroidissement. La centrale, avant d’être reconvertie pour fonctionner au gaz, brûlait les hydrocarbures en provenance de la raffinerie voisine de Collombey, cette géante de 130 hectares que j’aperçois peu après parmi les champs cultivés de la vallée. Dans les années 1960, le Gouvernement suisse décida d’installer à cet endroit précis l’unique raffinerie du pays, la reliant au port de Gênes par un oléoduc de 340 km qui traverse le tunnel du Grand-Saint-Bernard.

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Nous continuons à survoler les zones industrielles du Chablais. Vues d’en haut, leur extrême proximité avec le Rhône explique les grands risques d’inondation qui pèsent sur elles. Une manœuvre du pilote autour des Dents du Midi, la montagne la plus emblématique du Chablais suisse, et nous dépassons le brusque coude de Martigny où la vallée change de cap en direction du nord-est. Cette autre orientation, tout comme le microclimat qui lui est associé, ont des conséquences visibles sur le paysage et sa végétation. Dès le premier regard, celle-ci paraît beaucoup plus sèche que celle du Chablais.

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Mon œil se pose sur un miroir limpide : il s’agit des anciennes carrières de sable, aujourd’hui comblées par les eaux de la nappe phréatique. L’avion suit les parcours du chemin de fer et de l’autoroute, qui s’entrecroisent plusieurs fois avec celui du Rhône.

De cette hauteur, nous percevons facilement les différences morphologiques entre un centre habité et un autre, les centralités les plus développées étant généralement celles desservies par une gare et occupées par des activités industrielles.
Arrivés à Sierre, je distingue les teintes vert-bleu des grands hangars surplombant le Rhône. Il s’agit des usines de laminage et de pressage d’aluminium d’Alusuisse : c’est l’une des « Trois Grandes », avec la Ciba de Monthey (aujourd’hui Sygenta) et la Lonza de Visp. Aujourd’hui, Alusuisse appartient à Constellium, un géant mondial au chiffre d’affaire de 5,2 milliards d’euros et dont le siège social se trouve aux Pays-Bas.

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Sur la rive gauche du Rhône j’aperçois, adossée à la paroi rocheuse, la zone industrielle de Chippis, connectée à Sierre par un pont ferroviaire qui enjambe le fleuve. Les activités qui s’y déploient appartiennent également à Constellium. De nombreux hangars y ont été démolis et les terrains dépollués, comme le montrent les vastes étendues d’asphalte immaculé présentes autour du site. La dépollution du site a été lancée en 2012, pour un montant de plus de 42 millions d’euro et des travaux d’excavation (représentant 190 000 tonnes de remblais) ont permis de remettre en état les nappes d’eau souterraines tout en assurant la prévention des risques sur le long terme.

Sur le site, je reconnais le bâtiment historique de la centrale hydroélectrique de Gougra, rénovée depuis peu. C’est impressionnant de penser que les eaux qui circulent dans les turbines de ce long édifice ont été récoltées dans le barrage de Moiry, 1700 mètres en amont, pour finalement venir se jeter dans le Rhône en cet endroit.

En survolant Visp, le regard se porte inévitablement sur le site de la Lonza, qui occupe les deux rives du Rhône. Il se présente comme une gigantesque étendue de silos et de cheminées reliés par un amas de tubes et de conduits. La présence de six imposantes grues témoigne de la continuelle expansion du site. Sur l’un des derniers terrains agricoles restants, de grands immeubles d’au moins huit étages sont en cours de construction. En étant attentif, on peut remarquer les modifications du lit du Rhône qui ont été réalisées : sur cette portion du fleuve sont réalisés en ce moment même des travaux de transformation des berges du Rhône, dans le but d’en éviter les inondations 1.
La portion du fond de vallée entre Visp et Brigue est une suite ininterrompue d’industries, de carrières et d’entreprises de tailles diverses, formant une trame dont émergent des objets singuliers comme un camping ou de petites maisons avec jardin que jamais on ne s’attendrait à trouver au sein de ce tissu productif.

A la vue d’échangeurs, de dépôts ferroviaires et de centres commerciaux, je comprends que nous sommes tout prêt de Brigue, le dernier centre habité du Valais.

Une fois l’entrée du tunnel ferroviaire du Simplon repérée, l’avion effectue une brusque virée suivie d’une manœuvre hélicoïdale qui nous permet de prendre de l’altitude. Je suis du regard la route du Simplon qui, grimpant péniblement entre dans les galeries, dépasse la vallée de la Saltine grâce au titanesque pont Ganterbrücke et atteint finalement 2005 mètres d’altitude.

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Nous rencontrons alors la neige, le tracé noir de la route se découpe dans le paysage blanc et dans cette vaste étendue, je reconnais le fameux hospice rose réalisé par Napoléon en 1801. Peu après, j’identifie l’ancien hospice, construit en 1666 sur ordre du baron de Brigue, Kaspar Jodok Von Stockalper, lequel avait redynamisé les échanges commerciaux du Simplon, alors inactif depuis la moitié du 14ème siècle, en améliorant la sécurité sur le chemin muletier médiéval.
Au loin, une autre œuvre de Stockalper, la tour de Gondo, nous indique que nous allons bientôt passer la frontière italienne. Le contrôle de vol nous invite à changer de fréquence radio et à nous brancher sur celle de Milan.

L’avion est alors secoué par de forts courants d’air, rendant encore plus hostile l’étroit Val Divedro que l’on devine entre les plissements des montagnes.
Sous nos pieds resurgit le chemin de fer : nous avons dépassé Isella, et une manœuvre précise du pilote me permet d’apercevoir la sortie du tunnel. Nous volons encore à une altitude élevée, ce qui me permet d’avoir une vision d’ensemble du val d’Ossola. Au fond de la vallée, je distingue Domodossola et son paysage, entre industries et centres habités. Autre élément significatif : la centrale hydroélectrique de Cervoladossola, conçue comme un véritable monument par l’architecte Portaluppi dans les années 1920.

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L’une des différences les plus significatives entre les deux vallées (celle du Rhône et celle du Toce) est que le lit du Toce court beaucoup plus librement, dessinant la plaine, alors que le Rhône coule en ligne droite comme une véritable infrastructure. Malgré son parcours naturel, le Toce était il y a quelques années encore un cours d’eau largement contaminé par des substances toxiques telles que le mercure, le DDT et autres métaux lourds. La pollution a principalement été causée par l’usine chimique de Pieve Vergonte (ex-Rumianca et ex-EniChem Synthesis) qui, à la fin des années 1990, déchargeait les résidus de procédés chimiques dans le torrent Marmazza, un affluent du Toce, dévié et enterré sous l’usine.

De là-haut, je relève la géométrie caractéristique de la vallée : deux routes longent les versants et desservent les centres habités, la Nationale 33, sinueuse, suit le lit du fleuve et deux lignes de chemin de fer, tantôt jointes, tantôt disjointes, tranchent net dans le paysage.
Nous continuons à suivre le chemin de fer et dépassons l’usine chimique de Pieve Vergonte, les petites villes de Vogogna Ossola, Premosello-Chiovenda et enfin Cuzzago.
A la hauteur d’Ornovasso, je reconnais sur le versant de la montagne l’entrée des carrières de Candoglia d’où a été extrait le marbre rose utilisé pour la construction du Duomo de Milan.

Arrivés au niveau du Lac Majeur, l’entrée du val d’Ossola est signalée par deux grandes carrières : celle de Baveno et celle de Montorfano. L’architecte Aldo Rossi décida d’utiliser le granit de cette dernière pour le revêtement du centre de services aux entreprises du Technoparc du Lac Majeur, lequel apparaît justement sous nos pieds. On distingue nettement les éléments du projet urbain: l’axe principal, rythmé par les piliers de ciment, et les hangars avec leurs fameux châssis couleur jaune melon.

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Nous nous dirigeons droit vers le Mont Rose, en suivant la vallée Anzasca. A la hauteur de Macugnaga, le pilote vire au sud du massif et c’est là que, derrière les glaciers et les névés, apparaît la silhouette du Cervin, unique en son genre. Brusquement, les montagnes prennent forme devant nous et l’ombre de notre avions, minuscule, est projetée sur l’immensité de leurs parois rocheuses.

Autour de nous tout est blanc, et les yeux peinent à s’habituer à la lumière. Mon attention se porte sur le Petit Cervin, sur les pistes duquel j’aperçois les skieurs. Le téléphérique s’agrippe au sommet de la montagne qu’un tunnel traverse, permettant aux touristes de passer de l’autre côté. La grue rouge et blanche suspendue à la montagne me paraît irréelle, et je me demande ce qu’ils pensent encore construire.

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La dernière étape du voyage est le survol de la digue de Moiry, chantier sur lequel Patrick, le pilote, me dit avoir travaillé pendant plusieurs mois en tant qu’ingénieur chargé de vérifier les dilatations de sa structure en béton armé. Parmi tous les barrages que nous avons survolés, celui de Moiry est le plus fascinant. Son arc exprime en un seul geste toute la pression que l’ouvrage doit supporter pour contenir les 77 millions de m3 d’eau qu’il retient.

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Sur le chemin de l’aéroport, nous coupons perpendiculairement toutes les vallées secondaires du Valais, où nous distinguons alternativement d’immenses barrages et des stations de ski desservies par une multitude de téléphériques et télésièges. Parmi elles se distingue celle de Mont Fort, reliée à Verbier, la célèbre station de ski devenue symbole de la dispersion urbaine en haute montagne.

Un grand remerciement et une reconnaissance vont au pilote Patrick De Goumoëns, à Loïc et spécialement à Fiona Pia qui a rendu ce vol possible.


  1. La Troisième correction du Rhône est un ensemble de travaux pharaoniques consistant à renforcer les digues et à abaisser le fond du fleuve ainsi qu’à l’élargir. En effet, les crues répétées du Rhône on conduit à plusieurs phases de grands travaux, qui se sont respectivement étalées de 1863 à 1894 puis de 1930 à 1960 et dont la plus récente a été engagée récemment. Ces travaux devraient durer entre 25 et 30 ans. 

Pour citer cet article

Roberto Sega, « Les Alpes : un portrait productif », Revue Sur-Mesure [En ligne], mis en ligne le 18/12/2018, URL : https://www.revuesurmesure.fr/contributions/les-alpes-un-portrait-productif