Depuis deux décennies, les politiques européennes et nationales ont progressivement intégré à leur logiciel la question écologique et climatique. Le Green Deal (2020) et la loi Climat Résilience (2021) attestaient récemment du chemin parcouru (et du chemin à parcourir), en faisant de la transition écologique l’une des finalités de l’action publique.
A quelles politiques publiques ces textes invitent-ils ? En plus d’ambitions partagées entre échelles communautaire et nationale, ils convergent aussi dans leur façon d’appréhender la transition : de nouvelles normes échelonnées dans le temps (ex : la fin du véhicule thermique en 2035, la mise en place progressive de zones faibles émissions, les objectifs de réduction d’émissions de carbone…), que doivent ensuite préciser directives, lois ou règlements locaux. Pour précieuses qu’elles soient, ces avancées sont décriées pour leur manque d’opérationnalité et leurs insuffisances programmatiques. Logiquement, des voix appellent à redéfinir le modèle européen de la conduite des transitions1.
Les défis du ZAN et les démarches d’expérimentation pour les relever
Pourtant, un secteur de la transition écologique semble s’être fait plus rapidement à cette approche règlementaire de la transition : l’aménagement et l’urbanisme. Les pouvoirs publics ayant la main sur le droit des sols, la trajectoire vers le « zéro artificialisation nette » (ZAN) en 2050 a pu en France apparaître comme un pan « accessible » de la transition, dans la lignée des lois SRU (2000) et ALUR (2014) qui demandaient de limiter l’étalement urbain. Avec la loi Climat et Résilience, la France, à ce jour seul pays d’Europe (et sans doute du monde) à traduire l’objectif ZAN dans une loi2, exige des révisions en cascade des documents de planification pour que les régions et le bloc local s’inscrivent dans cette trajectoire.
Les avancées et blocages suscités par le chemin réglementaire du ZAN nous apparaissent riches d’enseignements. Car la difficile acceptabilité de cet objectif, au « zéro » pourtant lointain, rappelle que le ZAN est dans le monde de l’aménagement plus qu’un pas supplémentaire3. Il est un défi quantitatif (aménager plus efficacement et plus sobrement, en particulier le périurbain) et qualitatif (appréhender les sols avec leur épaisseur, biodiversité et fonctions écologiques essentielles à la régulation climatique).
Pour les relever, une série de dispositifs à destination des territoires a vu le jour. Nous y avons participé avec la coopérative Acadie dans le cadre de missions de conseil et de recherche-action à l’initiative du Ministère de la Transition écologique (atelier des territoires « Mieux aménager les sols vivants » à Tours et à Lisieux), de l’Agence de la Transition écologique (appel à manifestation d’intérêt « Objectif ZAN » à Blain et dans le Genevois français) ou encore de l’Agence Nationale de la Cohésion des Territoires (expérimentation « Territoires pilotes de sobriété foncière » à Lorient). Ces dispositifs révèlent des leviers méthodologiques et opérationnels à la portée de nombreux territoires pour mieux prendre en compte les sols dans l’aménagement. Mais ils soulignent également plusieurs limites du référentiel d’action publique actuel, encore inadapté aux exigences d’une politique territoriale véritablement écologique.
De la planification foncière à la gouvernance des sols : la bascule de notre décennie
Qu’est-ce qu’une politique d’aménagement qui tiendrait compte de la qualité des sols et non plus seulement de l’usage que l’on en fait ? Voilà la question à laquelle des territoires cherchent aujourd’hui à répondre au nom de la transition écologique. Encore faut-il accepter de la poser, en des temps où réfléchir aux politiques foncières sans s’écharper sur des objectifs chiffrés est une gageure.
Le premier trait distinctif d’une politique des sols : intéresser un cercle extrêmement varié d’acteurs
C’est le mérite des dispositifs auxquels nous avons participé. S’ils se déploient à chaque fois dans des territoires avec au moins quelques élus et techniciens complices, nous y voyons aussi le premier trait distinctif d’une politique des sols : intéresser un cercle extrêmement varié d’acteurs qui, peut-être en raison de leur différence et, disons-le, d’une ignorance partagée sur le sujet, peuvent débattre de ses termes avec intérêt et de façon constructive. En plus des acteurs classiques de l’aménagement (élus et techniciens de collectivités, aménageurs, promoteurs, bailleurs…), il n’est pas rare d’observer chercheurs, pédologues, agriculteurs, associations citoyennes et artistes rejoindre les échanges. C’est que le sol n’est pas le foncier : il dépasse le seul monde de l’aménagement pour faire écho chez cette diversité d’interlocuteurs à leurs expériences professionnelles ou leurs témoignages intimes. Ces regards permettent d’enrichir les réponses à des questions simples : quelle biodiversité les sols de cette parcelle urbanisée accueillaient-ils autrefois ? Quels usages fait-on de cette terre après son excavation dans le cadre d’un projet d’aménagement ? Quel rôle joue le sol dans la structure de ce paysage ?
Plus largement, ces expérimentations font ressortir cinq registres d’actions structurants pour construire une politique publique des sols : la connaissance, l’encadrement, la réparation, l’intégration et la circularité.
Le premier registre d’actions d’une politique publique des sols est donc intellectuel et culturel
Besoin culturel et planification réinterrogée
Dans les territoires où nous avons travaillé, les récits et retours d’expériences pédologiques apparaissent d’autant plus précieux que cette connaissance a peu à peu disparu de la mémoire des acteurs locaux. Dans l’agglomération tourangelle, les dernières données locales sur la vitalité des sols dataient de 1992 ! Le premier registre d’actions d’une politique publique des sols est donc intellectuel et culturel : faire revivre la connaissance enfouie, la partager avec le plus grand nombre puisque les sols affectent ce plus grand nombre, et l’enrichir de toutes les fonctions que l’on reconnaît aujourd’hui aux sols (culturelles, de régulation, d’approvisionnement…). C’est dans cette optique que nous avions proposé aux participants de l’expérimentation tourangelle de monter une « école des sols pour tous ». D’une façon générale, toutes ces démarches montrent le rôle décisif de la pédagogie et du partage de connaissances pour acculturer et faire monter en compétences les acteurs, en premier lieu les élus.
Dans une politique des sols, la planification est réinterrogée
Ce chantier culturel est d’autant plus important que l’intégration des sols aux politiques d’aménagement vient questionner les pratiques de la planification urbaine. Prétendant régenter le « droit des sols », celle-ci n’affecte en fin de compte, vue des sols, que les usages de leur surface. La profondeur des sols, leur qualité intrinsèque (décorrélée de leur vocation urbanistique), les fonctions écologiques et humaines qu’ils peuvent remplir, leurs conditions d’entretien ou de restauration de leur qualité une fois leur vocation définie… tout cela échappe largement à la planification dans ses termes actuels. Par conséquent, dans une politique des sols, la planification est réinterrogée. Elle peut promouvoir l’intérêt d’une approche fonctionnelle des sols, clarifier ses flous notionnels (« multifonctionnalité écologique », « pleine terre », « perméabilité », « indice de végétalisation » …), préciser des exigences qualitatives pour la réalisation de certains projets… mais ne peut aujourd’hui règlementer la qualité et la fonctionnalité des sols, ni leur gestion lorsqu’ils sont déjà aménagés et appartiennent à des propriétaires privés.
Les nouvelles dynamiques collectives à amorcer
En attendant l’opposabilité du droit, c’est donc sur un élan collectif qu’une politique des sols s’appuie pour faire évoluer les programmes et pratiques de l’aménagement en faveur de leur vitalité. Un tel élan ne se décrète pas. L’impulsion politique y contribue évidemment mais butte, seule, assez rapidement sur les droits de tout propriétaire foncier.
Dans tous les territoires sur lesquels nous avons travaillé se pose l’enjeu de la réparation des sols privés dégradés
Comment impulser la désimperméabilisation et la renaturation d’un parking de supermarché géré par une foncière commerciale ? Comment inciter les co-propriétaires d’une résidence livrée récemment ou les entreprises d’une zone d’activités à avoir une gestion respectueuse de leurs sols ? Dans tous les territoires sur lesquels nous avons travaillé se pose l’enjeu de la réparation des sols privés dégradés. La réalisation d’un projet exemplaire sur foncier public en voisinage immédiat du site concerné (pour encourager une montée en gamme des acteurs privés) ou l’instauration d’un cadre conventionnel visant à pérenniser et diffuser les bonnes pratiques de certaines entreprises ou de particuliers sont deux moyens d’y parvenir.
Une politique des sols doit nécessairement intégrer différemment les acteurs de la chaîne de l’aménagement si elle veut améliorer la qualité des nouveaux projets et opérations
En outre, une politique des sols doit nécessairement intégrer différemment les acteurs de la chaîne de l’aménagement si elle veut améliorer la qualité des nouveaux projets et opérations, en repensant avec eux leurs pratiques et leur modèle économique. Pour cela, les acteurs publics peuvent transmettre dès la phase pré-opérationnelle des éléments de connaissance des sols, en ajoutant des exigences relatives à leur qualité lors de la cession de lots, ou en préparant les futurs usagers de l’opération (ménages, entreprises…) aux règles de bonne gestion des sols. L’expérimentation dans le Pays de Blain a montré que ces pratiques pouvaient voir leur efficacité démultipliée lorsque plusieurs intercommunalités ajustent leurs voix et leurs pratiques vis-à-vis de ces acteurs.
Enfin, les pouvoirs locaux sont aujourd’hui invités plus directement dans les modèles économiques de l’aménagement, en facilitant la circularité et le recyclage des terres végétales d’un territoire, dont la rareté augmente significativement les coûts d’une opération et limite les possibilités d’opérations vertueuses. C’est ainsi qu’a émergé à Tours l’idée d’une plateforme pouvant stocker, traiter et recycler les terres, notamment celles excavées lors des terrassements, modifiant ainsi les circuits économiques des acteurs de l’aménagement d’un territoire et participant dans le même temps à la restauration de la ressource4.
Moins une planification parfaite qu’une gouvernance habile pour les agencer
Ces cinq registres d’actions d’une politique publique des sols demandent moins une planification parfaite qu’une gouvernance habile pour les agencer. Bien sûr, les actions auxquelles ils appellent ne pourront être mises en place que progressivement dans certains territoires. Néanmoins, combiner ne serait-ce que deux ou trois de ces registres amélioreraient déjà significativement les politiques d’aménagement par rapport à celles des décennies passées. La multiplication d’aides financières et en ingénierie de l’Etat sur certains de ces pans (Action Cœur de Ville, Petites villes de demain, ORT, OPAH…) laisse penser que de nombreux territoires seront d’ici la fin de la décennie bien engagés dans la bascule conceptuelle exigée par le ZAN, d’une politique foncière à un politique des sols.
Si les politiques publiques s’adaptent sectoriellement aux enjeux de la transition écologique, le référentiel d’action publique local dans lesquelles elles s’inscrivent, lui, ne change pas
De l’adaptation des politiques sectorielles à la transformation du référentiel d’action publique : la bascule à venir
Aussi vertueuse qu’elle soit, la réalisation de cette bascule ne permettra pas, à elle seule, de répondre au défi écologique posé au monde de l’aménagement. Elle rencontre plusieurs limites, la principale étant peut-être de ne pas répondre, en tant que telle, à l’exigence intersectorielle et systémique qu’exige la transition. Demain une « direction des sols » remplacera probablement les directions « urbanisme » et « foncières » des collectivités, mais la logique de compétences et de délégations qui cloisonne aujourd’hui les politiques de transitions restera en place. Les cinq registres d’actions précédemment décrits pourront tout à fait être saisis de façon non coordonnée (voire contradictoire) avec les politiques agricoles, de l’eau ou de l’énergie menées par ailleurs sur un territoire. Autrement dit, si les politiques publiques s’adaptent sectoriellement aux enjeux de la transition écologique, le référentiel d’action publique local dans lesquelles elles s’inscrivent, lui, ne change pas.
Demain, les analyses rétrospectives et prospectives des territoires devront parvenir à combiner la temporalité des projets à celle des ressources
L’effectivité à long terme d’une politique des sols paraît pourtant demander une transformation de ce référentiel à au moins trois égards. Le premier exige de faire évoluer les représentations territoriales pour qu’elles intègrent demain les flux souterrains. Alors que les circularités « horizontales » (boucles énergétiques locales, systèmes alimentaires de proximité, flux logistiques et de matières…) sont de mieux en mieux cartographiées et prises en compte, les circularités verticales (leurs empreintes dans les sols) peinent à être prises en compte simultanément. Derrière les raisons techniques (les données sur la profondeur des sols sont difficiles à produire et à obtenir partout) pointe surtout une difficulté cognitive. Si les travaux actuels sur la « zone critique » contribuent à faire émerger un nouvel imaginaire des représentations de la profondeur des sols5, l’articulation des politiques sectorielles au sein de celle-ci reste encore difficilement appréhendable par les collectivités.
Le rapport au temps, deuxième transformation du référentiel d’action publique à envisager, nous paraît l’expliquer en partie. Les politiques de la transition écologique exigent d’articuler les temporalités de chaque secteur de la transition (de la décennie aux dizaines de milliers d’années pour les sols, le mois pour les variations annuelles des cycles de l’eau, etc.), qui s’ajoutent à celles inhérentes à l’action publique territoriales : celles des programmes et de la planification (5 à 15 ans) et celles des mandats (6 ans). Alors que notre mauvaise articulation des temps actuelle participe aussi au cloisonnement sectoriel, demain, les analyses rétrospectives et prospectives des territoires devront parvenir à combiner la temporalité des projets à celle des ressources.
Il faudrait pour cela, troisième transformation souhaitable, un autre rapport au savoir des sciences de la Terre chez tous les acteurs de l’aménagement (des élus et techniciens aux cabinets qui les conseillent), mieux diffusé et davantage politisé. La bascule d’une politique foncière à une politique des sols montre déjà, dans le sillage des analyses de Bruno Latour6, combien de nouvelles connaissances géophysiques sont nécessaires dans les choix stratégiques à opérer. Ce savoir perturbe les cadres actuels de l’action publique : d’une part, parce qu’il est plus « dur », moins facilement saisissable (et contestable) que celui des sciences sociales et statistiques sur lequel s’appuient les politiques de développement classiques ; d’autre part, parce que les nouvelles alternatives politiques qui le prennent en compte n’ont pas encore émergé, empêchant aujourd’hui un véritable débat démocratique sur les politiques territoriales écologiques.
Demain, une nouvelle bascule pour des politiques territoriales écologiques ?
La transition écologique des politiques d’aménagement est en cours, mais les politiques territoriales ne sont pas encore écologiques. D’un côté, les politiques d’aménagement connaissent aujourd’hui une remise en cause profonde de leurs pratiques, en faisant avec le sol et ses fonctions écologiques, desquels l’habitabilité des territoires dépend à moyen terme. Cette bascule à l’œuvre peut s’appuyer sur de nombreux leviers d’actions qui sont d’ores et déjà à la main des pouvoirs locaux pour commencer à gouverner les sols, à condition d’être bien articulés entre eux. D’un autre côté, cette intégration des sols dans l’aménagement se heurte de plus en plus aux limites de notre cadre d’action publique territorial actuel, dont les cadres sectoriels empêchent les lectures systémiques et transversales. De nouvelles représentations à mobiliser, un rapport au temps à enrichir, de nouveaux savoirs géophysiques à politiser : voilà (au moins) trois transformations à enclencher pour faire advenir une nouvelle bascule qui permette de faire émerger des politiques territoriales écologiques.
-
Voir par exemple : Desjardins Xavier, Djaïz David. La révolution obligée : réussir la transformation écologique sans dépendre de la Chine et des Etats-Unis, Editions Allary, 2024 ↩
-
Pour une analyse comparée des politiques européennes, voir le rapport d'Espon "No net land take: policies and practices in European regions" publié le 20 juin 2024 ↩
-
Sur l’acceptabilité du ZAN, voir : Behar Daniel, Czertok Sacha, Desjardins Xavier. Zéro artificialisation nette, banc d’essai de la planification écologique, publié dans la revue en ligne AOC le 5 juillet 2022 ↩
-
Pour plus de détails sur la plateforme des sols, voir Czertok Sacha, Peter-Jan Jules, Vanier Martin, « Une plateforme de terre au cœur de la politique des sols », dans l’ouvrage collectif « Sols vivants » édité par la DGALN en 2024 (à paraître). ↩
-
Voir par exemple les travaux de l’Observatoire de la zone critique (ozcar-ri.org/fr) ou encore : Gaillardet Jérôme, La terre habitable ou l’épopée de la zone critique, Editions La Découverte, 2023 ↩
-
Voir par exemple l’interview donnée à France Culture pour l’émission A voix nue, épisode 5 « Que faire de l’écologie politique ? » : radiofrance.fr/franceculture/podcasts/a-voix-nue/que-faire-de-l-ecologie-politique-7120990 ↩