Après plusieurs semaines de pédalage à travers le Sahara, le nom de cette série, « Entre villes et dunes », prend enfin tout son sens. À l’horizon du désert, Nouakchott apparaît, la capitale, bâtie pratiquement ex nihilo au début des années 1960, au lendemain de l’indépendance mauritanienne. En seulement quelques décennies, ce qui n’était qu’un village de passage des nomades (comme l’atteste encore la présence d’un puit) est devenu une métropole qui concentre aujourd’hui deux millions d’habitants, soit près de 40% de la population du pays, alors qu’elle n’en comptait que 6000 en 1960. La ville avance sur les dunes comme une marée – parpaings, tôles, bitume – tout en se laissant chaque jour grignoter par le vent et le sable. Comment une ville peut-elle naître et s’adapter dans un environnement aussi hostile que le désert, où sable, chaleur et manque d’eau sont prégnants ?
Une capitale née du sable
Lorsque la Mauritanie devient indépendante, le choix du site de la capitale répond d’abord à une logique d’État : il faut un point d’équilibre entre le nord et le sud, et surtout une zone où l’accès à la nappe phréatique peut garantir une alimentation en eau suffisante. Un plan urbain sommaire trace les premières intentions d’organisation de l’actuelle Nouakchott mais, plus qu’une programmation précise, ce qui va dessiner la ville dans la durée, c’est l’afflux démographique et la pression climatique.
Les sécheresses successives des années 1970 et 1980 bouleversent la société mauritanienne en profondeur. Le nomadisme, jusqu’ici pilier de l’organisation sociale et économique, devient intenable. Le bétail meurt, les pâturages se raréfient et la ville se transforme en refuge puis en point de fixation. Cette urbanisation rapide produit moins une “ville planifiée” qu’une conurbation-capitale en extension continue.
Aujourd’hui encore, Nouakchott ne croît pas vers l’intérieur, mais par débordements successifs. Un quartier commence par quelques constructions, puis les pistes, puis les branchements illégaux ou informels, puis la régularisation administrative a posteriori. Ici, l’ordonnancement vient souvent après l’occupation spontanée, et non en préalable ; l’urbanisme n’y est pas un cadre, mais le plus souvent une réaction.
Ce mode d’urbanisation – occupation puis reconnaissance – résulte à la fois de la pression démographique et d’un rapport au sol hérité de la mobilité nomade. Le territoire ne semble pas conçu comme une destination figée, mais comme réversible et ajustable selon les saisons, les besoins, les opportunités. Contrairement à Brasília ou Abuja, Nouakchott n’est pas la vitrine d’un projet politique figé dans un dessin initial. Elle est plutôt la démonstration que, dans un milieu instable, l’urbanisme ne peut pas être rigide : la carte se redessine par nécessité, parfois d’une année à l’autre.


Vivre avec le vent, la chaleur et le sel
Si la ville continue de se réinventer, ce n’est pas par choix esthétique ou théorique, mais parce que le milieu impose sa loi : Nouakchott est partiellement construite sous le niveau de la mer, ce qui entraîne des remontées salines lors des grandes marées. Dans les quartiers récents, les fondations se gorgent d’eau salée, menaçant les bâtiments par corrosion lente.
L’approvisionnement en eau illustre également cette précarité structurelle. Après avoir surexploité les nappes phréatiques, la ville dépend aujourd’hui de l’aqueduc qui la relie au fleuve Sénégal : un système vital mais fragile car monofilaire. Dans plusieurs quartiers périphériques, l’eau circule régulièrement par camions-citernes, rappelant que l’urbanisation précède souvent toute infrastructure, même les plus vitales, de plusieurs années.
Le sable, lui, avance sans relâche. Ce n’est pas une métaphore : des rues disparaissent littéralement sous les dunes et les municipalités doivent régulièrement les dégager. Or, c’est un paradoxe de l’ingénierie structurelle de la construction, le sable utilisé pour la construction est prélevé… sur la barrière littorale qui protège Nouakchott de l’Atlantique. Cette extraction fragilise le cordon dunaire qui joue pourtant un rôle vital de digue naturelle pour la ville : si l’océan avance – hypothèse plausible à court terme compte tenu de la montée rapide des eaux – une partie de la capitale pourrait devenir submersible.
À ces deux contraintes s’en ajoute une troisième : la chaleur. Les bâtiments en béton, importés comme modèle urbain “moderne”, créent des îlots thermiques qui rendent certains quartiers invivables lors de la saison chaude. D’où la persistance d’un habitat “léger” (la khaïma) dans les enceintes mêmes des maisons en dur. L’habitat temporaire est ici non pas un signe de pauvreté, mais d’adaptation thermique, sociale et culturelle.


Une ville où l’organisation passe par l’usage, pas par le plan
L’une des caractéristiques les plus intéressantes de Nouakchott, sur le plan urbain, est la manière dont l’espace économique structure la ville autrement que par le zoning administratif. Les commerces ne s’éparpillent pas : ils se regroupent par métier. Il ne s’agit pas d’un héritage planifié mais d’une organisation spontanée fondée sur la lisibilité urbaine et l’efficacité. Ce n’est pas le centre commercial ou la zone d’activités qui regroupe mais une certaine logique collective d’usages.
Cette organisation, qu’on pourrait décrire par polarités professionnelles rejoue d’une certaine manière le fonctionnement des campements nomades structurés par l’activité plus que par le plan. L’espace économique devient un repère urbain dans un tissu mouvant. Les larges trottoirs, eux, rappellent la ville originelle pensée pour la marche. Ils ne sont pas ici un reste nostalgique mais un usage vivant : la vie sociale se déploie surtout le soir, lorsque la température baisse et que la rue devient un espace d’échanges. Il ne s’agit pas d’un espace public planifié, pour ses fonctions et ses représentations, mais d’une continuité d’habitudes sociales transposées dans un certain cadre bâti.
Enfin, Nouakchott n’est pas un modèle achevé mais un modèle d’adaptabilité continue. Là où l’urbanisme classique semble nous contraindre à continuelle figer, il faut ici accepter de composer avec l’instabilité du milieu. Là où d’autres villes luttent pour imposer une forme, Nouakchott montre qu’on peut aussi habiter dans la transformation elle-même.

Ainsi, malgré l’instabilité du sol et du climat, la ville s’invente à travers des règles pratiques. Nouakchott ne peut se résumer à un défi d’intégration par l’urbanisme ; elle est aussi un laboratoire d’adaptation où l’impermanence et la mobilité se mêlent à des solutions sociales simples mais efficaces, offrant des pistes de réflexion pour d’autres villes confrontées à des environnements extrêmes.
